samedi 5 mai 2012

La clé du scrutin

  Aujourd'hui 6 mai, je me suis déplacée à l'école maternelle Marie Curie ornée de drapeaux tricolores et inhabituellement fréquentée en ce dimanche matin. Les électeurs sortent des différents bureaux de vote, pressés de rentrer déguster leur choucroute ou leur raclette bien de saison tandis que les autres pénètrent d'un pas rapide dans l'enceinte de l'établissement scolaire.

  Le long du mur d'enceinte de l'école, un homme attire les regards. Face au double panneau électoral affichant les visages des deux candidats, son déambulateur rouge abandonné à côté de lui, il tourne le dos aux passants, présentant un crâne grisonnant et dégarni, une silhouette cassée, une immense paire de chaussures aux épaisses semelles de caoutchouc, un col roulé grisâtre porté sous une vieille veste de costume d'un tissu écossais qui a dû vivre déjà au moins deux ou trois mandats présidentiels. Malgré son âge avancé et sa santé visiblement fragile, il déploie une énergie farouche à sa tâche. En l'apercevant, les électeurs étonnés lui décochent quelques quolibets ironiques, mi étonnés, mi choqués.

  Car l'homme, muni pour tout outillage d'une petite clé, est en train de détacher avec un acharnement surprenant l'affiche du futur candidat perdant. Le papier est bien collé, il se défait par petits lambeaux, résiste aux efforts, adhère à son support et se laisse strier sans se déchirer.

  Mais le spectacle est tout autre que celui auquel on croit assister au premier regard. Cet homme respectable n'est pas en train de se livrer à un acte sauvage de militantisme haineux à l'égard du candidat en question. Car à bien regarder, une fois passé l'effet de surprise, on se rend compte que l'affiche du candidat adverse a elle, totalement disparu, vraisemblablement arrachée la veille, ou au cours de la nuit précédente par un délinquant ignoblement antirépublicain.

  Renonçant au soutien de son déambulateur, en équilibre instable, le bras en l'air armé de la clé de sa porte d'entrée, au péril de sa vie, cet homme se conduit en citoyen exemplaire qui, ne se contentant pas d'accomplir son devoir civique, trouve la force de rétablir l'équité entre les deux candidats inégalement représentés sur le panneau électoral. Pendant que d'autres proclamaient illégalement les résultats avec plusieurs heures d'avance sur l'horaire officiel, risquant de modifier le cours de l'histoire, ce héros de la démocratie, lui, à sa petite échelle, employait ses forces raréfiées à rétablir un climat républicain et civique équitable, propice au bon déroulement des présentes élections.

  Certains, n'y voyant rien d'autre qu'une action dérisoire, ricaneront à l'évocation de ce vieil homme courbé et de son obstination, ironisant sur la portée très réduite d'un effort démesuré. Et pourtant...

  Ce soir, des milliers de sympathisants et de militants réunis fêtent la victoire de leur favori, le champagne coule à flots, des chanteurs se succèdent sur des rythmes endiablés devant une foule en délire. Jamais ils n'auront connaissance de l'héroïque dévouement d'un vieillard invalide qui, au même moment, après avoir fermé de sa petite clé la porte de la maison délabrée qu'il habite dans une obscure banlieue, rangé son déambulateur et ses chaussures en caoutchouc, ayant suivi tout ou partie de la soirée électorale sur son petit poste cathodique, éteindra sa lampe de chevet en remontant sa couverture sur son pyjama à carreaux.

4 commentaires:

  1. A moins qu'il ait une couette et non un pyjama...

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  2. Un pyjama à carreaux, ça laisse songeur...

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  3. Moi je dis, ce monsieur, il mérite vraiment une place d'honneur au CSA !

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  4. <a href="http://8 mai 2012 à 18:45

    Bien dit !

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