vendredi 31 août 2012

La vie en rose

  Samedi dernier, nous nous sommes promenés en ville mon mari, les enfants et moi-même - j'avais l'idée qu'une bonne marche ne pourrait que rapprocher le moment très attendu de la naissance. Alors que nous traversons un passage piéton en tenant par la main nos trois garçons, une voiture nous croise en sens inverse et le passager me lance, par la vitre baissée, sur un ton convaincu :

"Ca va être une fille, Madame !"

  C'est à peine quelques heures plus tard, dimanche dernier dans la matinée, que j'ai saisi le nouveau-né poussant son tout premier cri. Je soulève l'enfant devant moi, m'apprêtant à connaître son sexe : c'est la quatrième fois que dans l'émotion d'une naissance je vis ces mêmes moments, mais c'est la toute première fois qu'en reposant sur moi le nourrisson, j'ai prononcé les mots suivants :

"C'est une fille !"

  Si la joie a été immédiate, en revanche il m'aura fallu d'une part une deuxième vérification, et d'autre part deux ou trois jours pour ne plus sursauter en entendant le mot "elle" : "Elle se porte bien ?" – et pour employer moi-même avec naturel le féminin. Comme ses frères, comme tous les nouveaux-nés, elle pousse les mêmes cris, porte le même regard étonné sur le visage maternel, tète avec la même application concentrée ; elle a la même manière de sourire aux anges, de sursauter dans son sommeil, de relever ses petites mains à hauteur de son visage lorsqu'elle dort.

  Rien ne semble différent – et pourtant rien n'est pareil. La joie n'est pas plus intense, mais la naissance d'une petite fille, après trois garçons, donne l'impression immédiate et inattendue d'être mère autrement, d'être la mère d'un petit être différent, d'un petit être à sa ressemblance.

  Et avec sa naissance, c'est la promesse d'une maternité renouvelée, avec d'autres joies et d'autres découvertes, qui se dessine : la perspective de la voir porter les robes que j'ai portées, de la voir coucher ses poupées dans mon berceau de petite fille, jusqu'au jour, peut-être, où je lui rendrai visite dans une chambre semblable à celle où nous avons passé ses premiers jours, et où elle tiendra dans ses bras le nouveau-né à qui elle viendra de donner la vie.

mercredi 15 août 2012

Rendez-vous

  C'est un rendez-vous bien particulier. Vous ne connaissez ni la date, ni l'heure, et, plus étonnant encore, c'est un inconnu que vous allez rencontrer – parfois vous ignorez même son sexe et son prénom.

  Quelques jours ou quelques semaines avant de faire sa connaissance commence l'attente, la longue attente. Dans aucun autre domaine de votre vie vous n'avez été confronté à tant d'incertitude. La date de votre mariage a été fixée des mois à l'avance, vous connaissez sur le bout des doigts les horaires des trains ou des transports en commun que vous empruntez régulièrement, votre agenda est rempli de dates, de rendez-vous, d'échéances inscrits de façon rassurante sur le papier. Vous prévoyez votre départ en vacances plusieurs mois à l'avance, vos enfants sont inscrits un an plus tôt dans leur future école, vous planifiez soigneusement vos sorties, vos invitations, vos rendez-vous médicaux, vos courses. La vie vous prend rarement au dépourvu, écoulant un cours régulier dont vous prenez soin d'évacuer les risques d'imprévu.

  Et au milieu de toute cette organisation, peut-être imperceptible mais pourtant bien solide, surgit avec force le bouleversant inconnu d'une naissance. Chaque jour qui commence pourrait être le bon, chaque coucher du soleil pourrait être le dernier. Vous vous prenez à guetter des signes avant-coureurs, à traquer les indices, à observer la course de la lune, à scruter le calendrier, à vous imprégner de la symbolique des chiffres et des dates, mais au fond vous savez que ces réflexions ne sont qu'un leurre par lequel vous tentez d'oublier que, pour une fois, vous n'avez aucun pouvoir sur les choses. Pour un temps, votre agenda lui-même ne vous offre plus aucune sécurité : vous n'osez rien fixer à l'avance, et tous vos projets commencent par un « si ». Obnubilé par cette date inconnue qui, dans quelques jours, vous deviendra familière pour le reste de votre vie, vous oubliez même que le temps continuera à s'écouler normalement et que votre vie poursuivra son cours, un peu modifié, par la suite.

  Les semaines s'étirent démesurément, et pourtant dans quelques jours le temps filera à une vitesse effrénée ; l'attente vous paraît si longue, et pourtant dans quelques jours vous en garderez à peine le souvenir, raccourci et condensé dans votre mémoire ; vous ne pensez qu'au dénouement et pourtant ce n'est rien d'autre qu'un point de départ...

mardi 7 août 2012

Pour la postérité

  Nous avons tous envie de laisser une trace sur cette terre, une trace de notre vie, aussi extraordinairement banale soit-elle, et une trace des grands événements qui la ponctuent. Nous rêvons tous inconsciemment, selon nos goûts et nos aptitudes, d'entrer dans un guiness des records, dans les pages du Larousse, dans la base de donnée de Wikipedia, ou même dans l'ombre sacrée du Panthéon. A défaut, nous gravons nos initiales dans l'écorce d'un arbre centenaire, écrivons notre nom sur le sable d'une plage d'âge immémorial, en attendant le jour où il sera inscrit en lettres d'or dans un marbre mortuaire.

  Il y a quelques jours, j'ai découvert une autre façon de laisser une empreinte pour l'éternité. Mon mari et moi avons eu l'occasion de passer une agréable matinée aux urgences de la maternité. Nous en sommes repartis trois heures plus tard avec la réjouissante perspective de nous asseoir une nouvelle fois, dans quelques temps, sur les chaises confortables de la salle d'attente que nous commençons à bien connaître, depuis cinq ans que nous la fréquentons assez régulièrement. Désormais nous nous rendons sans mal à l'accueil administratif, trouvons facilement, munis des précieuses étiquettes, le chemin des salles d'examen et l'emplacement des distributeurs de boissons.

  Mais il est un endroit que je viens à peine de découvrir, malgré cette expérience accumulée depuis quelques années, et je vous demande d'ailleurs par avance de pardonner la trivialité de ce récit - ce sont les toilettes.

  Ceux-ci sont situés, donc, à proximité des salles d'examen mais également des salles de naissance, et on le constate vite, à peine refermée sur soi la porte de la petite pièce. Sur toute sa surface, par dizaines et par centaines, de tout jeunes pères, entraînés dans les lieux par un besoin somme toute naturel, ont exprimé la joie tout aussi naturelle de leur paternité toute neuve en gravant sur la porte le prénom et la date de naissance de leur nouveau-né :

« Nathan, 10 janvier 2008 »

« Kevin, 6 août 2010 »

« Lola, 26 mars 2004 »

« Nine, 14 décembre 2002 »

  Je ne sais quel homme – il s'agit forcément d'un père, la jeune mère étant en général, à ce moment-là, immobilisée avec son nourrisson avant d'être transportée en brancard roulant dans sa chambre – a initié ce rite, mais on devine à travers ces inscriptions maladroites laissées au stylo à bille sur le contreplaqué écaillé de la porte des WC l'émotion paternelle de l'usager des lieux, émotion qu'on suppose bien plus forte que celle qu'il ressentira quelques jours plus tard en déclarant la naissance à un officier d'état civil qui l'inscrira pourtant alors sur les registres éternels de la République.

  Nathan, Kevin, Lola, Nine et les autres ont grandi, fait leurs premiers pas, appris à lire et peut-être à nager. Il se peut pourtant qu'aucun d'entre eux ne soupçonne le geste historique de leur père grâce auquel leur prénom restera à jamais connu de la postérité – à moins qu'un coup de peinture ocre ou beige ne l'enfouisse dans l'oubli pour l'éternité.

dimanche 5 août 2012

Les vacances de Madame Proprette

  Cette année, nous ne partons pas en vacances. Mes précédentes grossesses ayant été légèrement compliquées sur la fin, nous avons jugé plus prudent de profiter des charmes de notre région plutôt que de nous en éloigner excessivement. Mon mari vient donc de reprendre le travail après quinze jours de congé à domicile.

  Nous avons passé une très bonne quinzaine. Et pourtant, chaque fois que l'on nous a demandé où nous partions en vacances cet été, et que nous avons répondu rester à la maison, nous avons assisté à la même réaction chez nos interlocuteurs : mutisme éloquent, regard atterré, moue effrayée, expression de pitié intense, haussement de sourcils navré. Certes nous partirons avec un double plaisir l'été prochain, mais la raison qui nous maintient à domicile cette année nous semble de nature à faire oublier les contrariétés et les contraintes qui l'accompagnent.

  J'aurais d'ailleurs tendance à déduire de ces mimiques, qui révèlent un tel besoin viscéral d'évasion entre juillet et août, que la vie quotidienne de ceux qui les manifestent est un véritable enfer de septembre à juin, et si c'est le cas je m'estime assez heureuse pour ne pas ressentir les mêmes impressions dix mois sur douze.

  D'autant que nous ne sommes pas les seuls à ne pas partir pour d'agréables destinations de villégiature cet été. J'en veux pour preuve nos voisins, Madame Proprette et Monsieur Propre, qui sont en congé eux aussi depuis deux semaines et qui n'ont pas quitté leur domicile pour autant. Les uns et les autres, nous avons su occuper agréablement nos vacances en fonction de nos goûts et de nos contraintes, et chaque jour nous avons pu le constater.

  Pendant deux jours, à chaque fois que nous sortions ou entrions dans l'immeuble, nous pouvions admirer la nouvelle terrasse que Madame Proprette et Monsieur Propre étaient justement en train d'installer devant leur baie vitrée du rez-de-chaussée.

  Un soir, lorsque mon mari est revenu les bras chargés d'une Reine et d'une Napolitaine en provenance du pizzaïolo du bout de la rue, Monsieur Propre venait d'achever de nettoyer à l'éponge sa grosse voiture noire tandis que Madame Proprette donnait un petit coup de chiffon à son paillasson.

  Un après midi, rentrant de la terrasse sur laquelle nous avions pris un pot au soleil, nous avons admiré Monsieur Propre nettoyant la deuxième voiture noire du ménage.

  Plusieurs matins d'affilée, revenant à domicile après avoir passé un moment au parc où mon mari apprend à nos enfants à faire du vélo sans les roulettes, nous avons constaté que Madame Proprette avait minutieusement astiqué le rebord extérieur de ses fenêtres, lavé tous ses rideaux et battu ses tapis.

  Le lendemain, alors que nous prenions un apéritif sur notre balcon, nous avons entendu nos voisins qui nettoyaient leurs volets roulants.

  Un autre après midi, de retour d'un parc où nous avions pris une nouvelle fois une consommation sous un parasol, nous avons constaté aux traînées humides qui s'écoulaient sur le parking qu'ils venaient de nettoyer à grandes eaux la terrasse neuve installée cinq jours auparavant.

  Le lendemain, lorsque nous sommes rentrés d'un pique-nique champêtre, nous avons salué devant l'ascenseur Madame Proprette astiquant avec application l'huisserie de la porte d'entrée de son appartement, côté parties communes. A travers l'entrebâillement, nous avons été éblouis par la propreté immaculée du parquet et la transparence parfaite des vitres. J'ai fait rentrer les enfants le plus vite possible dans l'ascenseur, troublée de réaliser tout d'un coup qu'ils avaient, comme souvent pourtant, les genoux terreux et des traces de chocolat autour de la bouche.

  Enfin, hier matin, mon mari est allé de bonne heure chercher des croissants et des pains au chocolat de façon à savourer particulièrement le dernier petit déjeuner de sa quinzaine de vacances, et alors que nous dégustions nos viennoiseries et que tombaient dans l'indifférence générale des miettes grasses sur le carrelage, nous pouvions percevoir le doux ronronnement de l'aspirateur de nos voisins.

   Nous avons donc passé les uns et les autres d'excellentes vacances à domicile. Il est vrai que je n'échangerais pas les miennes contre celles de Madame Proprette et de Monsieur Propre. Et pourtant je ne vous cache pas que la cuisine aurait bien besoin d'un petit coup de serpillère.

jeudi 2 août 2012

Le berceau de la famille

  Mes prochaines vacances d'été approchent, et différents indices répandus dans l'appartement l'attestent. Une valise à moitié bouclée attend dans un coin, des vêtements microscopiques sortis des cartons ont envahi tout un rayonnage du placard, la poussette canne a été repliée pour laisser la place à l'imposant landau remonté du garage.

  Et, dernier arrivé, le berceau trône dans l'une des chambres. Pour la quatrième fois nous l'avons déménagé, monté et installé. C'est la quatrième fois que je le recouvre de ses parements blancs festonnés, que je noue chaque petit ruban autour des barreaux, que j'y place un drap blanc et une petite couverture, et que j'étends les voilages transparents tout autour du petit matelas. J'ai repensé aux trois occasions précédentes que j'ai eues d'effectuer les mêmes gestes et les mêmes préparatifs : une fois dans une chambre rose, deux fois dans une chambre jaune, et cette fois dans une chambre verte.   

  Et j'ai pensé aussi à celles qui, avant moi, ont noué les mêmes rubans aux mêmes barreaux, et nimbé ce même berceau des mêmes voilages : car voici cinq générations, peut-être plus, qu'il abrite le sommeil des nouveaux-nés de la famille – en témoigne le vernis un peu passé et de discrètes reprises dans les parements. Avant moi, ma mère, ma grand-mère, mon arrière grand-mère, une arrière-arrière-grand-mère et peut-être d'autres avant elles, dans plusieurs régions de France, sur trois siècles successifs, dans différentes demeures pour certaines oubliées, ont préparé le petit lit, imaginant les nouveaux-nés qui viendraient bientôt l'occuper, des nourrissons qui, en prenant place dans la nacelle en bois, ont inscrit leur nom dans l'arbre généalogique dont la branche la plus jeune est en train de s'étoffer.

  En un dernier geste j'ai lissé la surface de la couverture et j'ai tendu le drap pour y faire disparaître les plis. Lorsque, dans quelques semaines ou quelques jours, je me pencherai à nouveau sur le berceau, ce sera pour y regarder dormir un nouveau-né.En attendant