samedi 24 décembre 2011

Dîner au cabaret

  Nous étions conviés hier soir au dîner de fin d'année du service de Monsieur. Certes, la soirée m'a donné une bonne raison a posteriori d'avoir commandé cette petite robe bleue, et j'étais contente de pouvoir rencontrer les collègues de mon mari que je ne connaissais encore que de nom ; pour autant, c'est toujours avec un peu d'appréhension que je l'accompagne à ce genre de soirée parfois assez ennuyeuse.
  Mais c'était sans compter le talent de l'assistante du service, chargée d'organiser la soirée. Car c'est dans un cabaret qui a été réservé : « Le plus drôle, le plus chaleureux des cabarets de la ville » !
  Vingt heures, nous arrivons dans l'établissement où une quinzaine de collègues et leurs conjoints sont déjà présents. Un employé, en costume de groom mais tout de noir vêtu, nous invite à nous enfoncer dans un couloir : la salle de spectacle s'ouvre devant nous. « Vins ma binche, n'a pas peur ! ». L'homme qui s'adresse à moi, Viko, porte un manteau bigarré, et un immense chapeau brillant. « J'ta présente Miss Banjo, vins, entre ». Miss Banjo est une femme magnifique de deux mètres de haut, court-vêtue d'un costume encore plus chatoyant, couvert de paillettes et de plumes. Sous sa parure et son maquillage, Miss Banjo a le cou un peu fort, les genoux osseux, de grosses mains viriles, une voix grave et rauque. Le ton est donné, la soirée peut commencer...
  Nous prenons place pour dîner autour des longues tables alignées courant vers la petite scène. Le rideau se lève soudain, la lumière inonde la scène dans une débauche de fumigènes : revoilà nos amis Viko et Miss Banjo. En patois, toujours, les deux comédiens cabotinent tandis que le public déguste son entrée. Place à la musique : deux chanteurs, une jeune femme bien en chair quelque peu serrée dans sa robe, et un jeune homme distingué au maquillage raffiné, que nous reconnaissons pour nous avoir servi le premier plat, se succèdent micro à la main. Quand on n'a que l'amour, La salsa du démon, Sunny, Félicie... le répertoire est éclectique, on se croirait presque à la Nouvelle Star. Les voix ne sont pas désagréables mais on sent qu'elles n'auraient peut-être pas convaincu un jury exigeant. Miss Banjo, elle, semble chanter en play back, mais, en tenue légère, se dandinant sur sur ses hauts talons, elle agite mieux que quiconque la parure de plumes colorées qui forme une roue ondoyante dans son dos. Les rires fusent discrètement dans la salle.
  Tranchant sur le reste des artistes, deux contorsionnistes, une jeune femme souriante et son acolyte musclé étirent lentement leurs membres souples en des attitudes extraordinaires. Certes, nous avons vu des dizaines de fois ces mêmes figures à la télévision, mais malgré le léger tremblement que nous devinons parfois, malgré quelques infimes maladresses, la poésie se dégage, les cliquetis de fourchettes cessent, la salle retient son souffle.
  Ce n'est pas le cas des deux ou trois tours de magie qui nous sont présentés par ce cher Viko – le comédien pallie la rareté de ses talents de prestidigitateur par un humour de plus en plus raffiné. Le jeune serveur qui l'assiste, entre deux chansons, manque aussi d'entraînement : enfermé dans la cage derrière le rideau qui se lève et retombe rapidement, il n'a eu que le temps de retirer ses vêtements sans pouvoir enfiler un autre costume que celui d'Adam...
  Le pire moment pour l'assistance arrive – ma hantise depuis le début du spectacle : à une ou deux reprises, Viko souhaite faire participer le public, et descend dans la salle désigner parmi les convives attablés les comédiens éphémères qui auront l'honneur de l'accompagner sur scène et de partager sa gloire. Le projecteur balaie le public, chacun tremble intérieurement de peur de le voir s'arrêter sur sa personne... ouf, il est passé, je peux assister sans crainte à la grande détresse des trois collègues montés sur scène, invités à mimer un drame passionnel oriental qui laissera des souvenirs indélébiles à l'ensemble de leur service !
  Les plats et les numéros se succèdent, le café annonce la fin de la soirée. Le public se lève rapidement, après avoir salué la performance des artistes ; il est temps de quitter ce temple de l'art et du bon goût. Demain, devant d'autres convives, à la même heure, dans la même salle, pour la soirée du réveillon de Noël, Viko sortira les mêmes facéties avec la même gouaille, Miss Banjo agitera ses plumes avec la même grâce, et les chanteurs pousseront la même chansonnette entre deux services.
  Ailleurs, cette nuit de Noël, il y aura moins de paillettes, moins de fumigènes, moins de bruit – peut-être quelques chants de Noël. Mais la magie, là, sera palpable. Nous la verrons briller dans les yeux des enfants.
 
Joyeux Noël...

lundi 19 décembre 2011

On se tutoie ?

  Dans les relations que nous entretenons avec ceux qui nous entourent, il y a des usages sur lesquels tout le monde s'entend. On se serre la main droite, on se dit bonjour, au revoir, on ne pose pas de question indiscrète, et on ne rentre pas par effraction dans le domicile d'un tiers.
  Mais il y a un domaine qui reste soumis à l'appréciation personnelle, très variable selon les individus : le tutoiement et le vouvoiement.
  Imaginez. Vous discutez avec un voisin, de trente ans de plus que vous, que vous commencez à peine à connaître depuis deux semaines qu'il habite votre immeuble. Vous entretenez pour la deuxième ou troisième fois une conversation très générale, tout à fait banale, sur la couleur des boîtes aux lettres ou l'emplacement du local poubelles, quand brutalement, à un moment que vous ne pouvez absolument pas prévoir, arrive la question fatidique :
- On peut se tutoyer si tu veux ?
  Il est à noter que les partisans du tutoiement sont en position de force face aux habitués du vouvoiement qui, à moins de prendre le risque de vexer leur interlocuteur, n'ont souvent pas d'autre choix que d'accepter cette proposition, laquelle, de plus, se veut une grande marque d'amabilité et de simplicité.
- Ah, oui, si vous voulez. Euh, si tu veux, volontiers. Et donc, vous en pensez quoi du local poubelle, enfin je veux dire, tu en penses quoi ?
  Pour un individu pour qui le vouvoiement n'est pas naturel, la situation est toujours quelque peu pénible. Même si l'on a l'impression de se faire un peu forcer la main, de se faire imposer une familiarité qui semble parfois inappropriée, il faut essayer de paraître satisfait, sans excès toutefois, et surtout surveiller attentivement ses propos pendant plusieurs jours pour chasser le « vous » qui a tendance à surgir inopinément à la place du « tu ».
  Plus délicat encore, certains inconnus que personne ne vous à présentés s'adressent parfois à vous de but en blanc en vous tutoyant sans vous demander votre avis, estimant que le fait que vous vous trouviez tous les deux occupés à la même activité dans le même lieu au même moment crée d'emblée une familiarité suffisante pour bannir des formes de politesse jugées excessivement alambiquées. Par exemple, dans la queue du self-service de votre entreprise, la personne qui se trouve devant vous, et que vous ne connaissez ni d'Eve ni d'Adam, se retourne brusquement vers vous :
- Tu as vu ce qu'il y a au menu ?
  Il est recommandé, autant que possible, de ne pas sursauter, et de garder pour soi des réponses malheureuses telles que « Pardon, on se connait ? » ou « On n'a pas élevé les cochons ensemble ! ». Bien-sûr, s'il se trouve que vous êtes le directeur de la société, vous pourrez toujours vous permettre de reprendre l'insolent qui s'adresse à vous sans aucune considération, mais si vous avez le malheur de n'être que le stagiaire du fond du couloir, vous aurez rarement votre mot à dire. La seule chose que vous pourrez faire, en dégustant vos carottes râpées, ce sera de vous demander pourquoi le tutoiement vous est si peu naturel. Êtes-vous victime d'un traumatisme remontant à l'enfance ? Avez-vous subi une mutation génétique ? Ignorez-vous l'existence d'une loi imposant le tutoiement, d'un onzième commandement, d'un énième droit de l'homme ? Ou bien êtes-vous né à la mauvaise époque, suite à un paradoxe temporel ?
  Remarquez que la seule tentative de régler définitivement la question fut celle des Sans Culotte de la Convention qui imposèrent par décret l'usage, enterré deux ans plus tard par la Convention Thermidorienne, du tutoiement obligatoire.
  A l'époque, on savait trancher un sujet.

samedi 17 décembre 2011

Un bon trimestre

   J'en tremblais par avance. Certes je ne suis pas mécontente que les vacances scolaires aient enfin mis un terme provisoire aux quatre kilomètres quotidiens de conduite à l'école sous une pluie diluvienne avec force bourrasques, ce dont je me passerai bien volontiers la semaine prochaine, à part pour une prochaine virée au supermarché en vue du repas de Noël...
   Mais je savais bien que vendredi soir, en allant rechercher mon fils dans sa classe de moyenne section, je récupèrerais, en plus du « cahier de vie » (mais où vont-ils chercher ces expressions ?), le carnet d'évaluation. Sous son air tout à fait quelconque le carnet d'évaluation, soigneusement choisi pendant l'été en suivant à la lettre les pointilleuses instructions de la liste de fournitures, peut vous gâcher vos vacances de Noël.
   Car les vacances de Noël marquent la fin du trimestre. Et qui dit trimestre dit évaluation, et qui dit évaluation dit carnet d'évaluation. Oui, même en moyenne section. Et comme votre enfant n'a pas plus de quatre ans, difficile de lui reprocher des résultats insuffisants. Alors c'est vous, parents, éducateurs, qui vous sentez jugés. Vous aurez beau vous dire que votre rejeton est encore loin de passer son bac, une appréciation défavorable pourrait contrarier les rêves de réussite que vous formez pour lui.
   Bref, hier soir, une fois rentrée de l'école, tremblant de froid et d'anxiété, m'assurant que Fiston n'était pas dans les parages pour assister à mon éventuel désarroi, j'ai ouvert le redoutable carnet d'évaluation.
   Première remarque : je me réjouis de ne pas être daltonienne. En effet, l'acquisition des multiples compétences demandées aux élèves de moyenne section, qui forment une longue liste de treize pages et demi en police 10 (par exemple, « jouer à Lapin a du chagrin », « devenir élève », « utiliser la bande numérique »...) est sanctionnée par un petit rond de couleur verte, orange ou rouge selon le degré de réussite de votre enfant.
   Heureusement pour moi, la dominante verte m'a assez vite rassurée. Mais les points colorés ne sont pas tout, et c'est avec frénésie que j'ai balayé les treize pages et demi jusqu'à la fin, cherchant avec appréhension l'appréciation écrite par la maîtresse. A côté de la case « signature des parents », par laquelle Monsieur et moi manifesterons notre lecture attentive et déférente du carnet, une grande case remplie d'une belle écriture appliquée, une écriture d'institutrice, nous renseigne :
« XXX a fait un bon trimestre »
   Ouf ! Le soulagement est sensible. J'ose à peine imaginer ce que feront les pauvres parents qui ont lu en même temps que moi que leur enfant « a fait un mauvais trimestre ». En fait, ça m'est égal, tout ce qui compte c'est que nous attendrons la grande section de maternelle pour nous ruiner en cours particuliers chez Acadomia.
   J'ai poursuivi ma lecture. Hélas, le tableau n'est pas aussi rose (ou vert, rapport aux points de couleur) que ce que j'imaginais.
« XXX devrait cependant « grandir » davantage... »
   Il me semblait que cela allait de soi, que les enfants grandissent tous seuls, généralement. « Oh, comme ils ont grandi ! » : vous savez, c'est ce que vous entendez toute leur enfance, après l'avoir entendu tout au long de la vôtre.
« ... et prendre plus d'assurance »
   Ça y est, je le savais ! La maîtresse m'a observée, à la réunion parents-enseignants du début d'année, en pleine discussion passionnée avec les autres mamans. C'est un message codé, je pense : « Votre enfant manque d'assurance, mais regardez-vous, Madame, pas étonnant ! »
« Nous attendons de lui qu'il nous fasse partager ses connaissances plus spontanément. »
   Alors là, pardonnez-moi, mais je sais qui est coupable. Quand on se souvient de la première poésie enseignée à nos têtes blondes dès le début du mois de septembre, on se demande par quel miracle nos enfants pourraient encore avoir envie de partager leurs connaissances personnelles, puisqu'ils n'en ont aucune (enfin, presque aucune, soyons juste).
  J'ai félicité Fiston pour son bon trimestre, parce qu'il le mérite, tout de même. Partager ses connaissances, prendre de l'assurance, grandir... il aura tout le temps plus tard, au deuxième trimestre. En attendant, qu'il profite de ses vacances !
  Et de son enfance...

mercredi 14 décembre 2011

Un conte de Noël

    C'est un endroit familier, vaste et parfois mystérieux. Le petit Gaspard en connaissait tous les recoins et toutes les allées. Il savait par expérience, car sa maman l'y conduisait souvent, pour sa plus grande joie, qu'on y trouve beaucoup de belles choses, de choses étonnantes parfois, et souvent délicieuses – car, il faut le dire, Gaspard est assez gourmand.
  Ce matin, Gaspard y est entré. La pluie tombait à verse au dehors, et le petit garçon rejeta sa capuche en arrière. Il poussa un cri de surprise et d'admiration : les lieux lui apparurent entièrement transfigurés. Il découvrit avec émerveillement les guirlandes dorées filant sous le plafond, les arbres de Noël enneigés, sur la gauche, d'autres, décorés et lumineux, un peu plus loin, les cascades de boules brillantes, les étoiles scintillantes suspendues et se balançant doucement au-dessus de lui. Il entendit résonner au loin des chants de Noëls, et dans chacune des galeries qu'il parcourait l'une après l'autre, c'était une avalanche de lumières et de couleurs, un enchantement qui lui arrachait sans cesse de nouveaux cris de joie.
  Partout autour de lui, dans ce décor féérique, surgissaient à leur tour des douceurs exquises. Des chocolats fins, des biscuits de Noël, des fruits rares aux couleurs vives, des pâtes d'amandes, des brioches et des pains d'épice s'offraient aux regards et ne demandaient qu'à être saisis et dégustés.
  Gaspard fut soudainement tiré de sa contemplation par le maître des lieux qui, poussant un traîneau croulant sous une quantité de délicieuses pâtisseries, surgit devant lui. Il connaissait bien Gaspard et ses frères. Comme toujours, il avait son bon sourire plein de gentillesse, et malgré son âge, cette étincelle pétillante, pleine de jeunesse, dans le regard. Comme d'habitude il s'adressa au petit garçon, l'appela par son prénom en se penchant à sa hauteur, et, sur un ton mystérieux, l'invita à le suivre.
  Gaspard n'hésita qu'un instant et se résolut à accompagner le maître jusque dans une pièce secrète, où personne ne pouvait jamais pénétrer, une pièce où il cachait d'innombrables trésors. Il en sortit, sous les yeux de Gaspard émerveillé, trois grands sachets fermés par trois rubans dorés, contenant trois Père Noël en chocolat, trois magnifiques friandises qu'il tendit au petit garçon en lui demandant d'en remettre une à chacun de ses frères. Gaspard, tout étourdi de surprise, eut à peine le temps de remercier, que le généreux homme avait déjà disparu comme par magie.
  Le petit garçon, chargé de ses précieux présents, rejoignit sa maman. Avant de partir, elle déposa les victuailles qu'elle avait choisies sur le tapis enchanté ; celui-ci avança de lui-même jusqu'à la dame que Gaspard connaissait bien également, elle qui était l'auxiliaire du maître des lieux.
« Nous avons aussi des chocolats que votre patron a offerts aux enfants, signale la maman de Gaspard ; comme ils sont un peu cassés, ils ne pourront pas être mis en rayon ».
  La caissière sourit en hochant la tête. Depuis deux ans qu'elle travaille dans ce supermarché, elle connait bien la gentillesse de son patron. « Au revoir », lui dit Gaspard, répondant à son salut.
  Derrière le petit garçon, les portes automatiques se referment sur les rayons richement décorés du magasin. Dehors il fait très sombre, la pluie tombe de plus en plus fort, mais à travers les vitres un rayon de lumière parvient encore jusqu'à Gaspard, qui s'éloigne en serrant contre lui les trois précieuses figurines en chocolat.

samedi 10 décembre 2011

Dialogue de sourds

  Midi. Les enfants viennent de passer à table. Pour le moment ils sont calmes, les assiettes sont posées devant eux, je donne son repas au plus petit, les plus grands tentent se débrouillent à peu près tous seuls, avec mon aide quand elle s'avère nécessaire.
  Le téléphone sonne. Je n'ai jamais tellement aimé téléphoner, mais là ça tombe vraiment mal. Je vais décrocher.
- « Allo Albane ? C'est Noémie ! »
  Je lui glisse que je suis en train de faire manger les enfants, mais Noémie, qui ne m'a pas demandé si elle appelle au bon moment, n'a qu'un bébé de quelques mois seulement, elle ne se rend peut-être pas encore bien compte... J'aurais dû lui proposer de la rappeler plus tard, mais, pleine d'optimisme, je n'en ai rien fait, pensant bien pouvoir bavarder paisiblement un quart d'heure tout en surveillant les enfants.
  Grossière erreur. Au bout de trois minutes, ils ont bien compris que je n'étais plus là pour eux, et se sont mis à parler. Puis à rire. Puis à parler encore plus fort. Impossible d'entendre quoi que ce soit. J'ai beau gesticuler en silence pour leur intimer de rester assis et de manger, fronçer les sourcils à l'excès, le tout en continuant ma conversation avec Noémie, ils se lèvent, font tomber leurs couverts, chahutent, s'esclaffent, pouffent bruyamment.
- « Pardon, qu'est-ce que tu as dit, Noémie, tu vas suivre une formation ? »
- « Oui, une formation de ...................... »
- « De quoi, pardon ? »
- « Une formation de ................. »
- « Attends, excuse-moi, tu peux répéter ? »
- « Une formation de ........................... »
- « Désolée mais je n'ai toujours pas entendu ? »
- «  Tu as les oreilles bouchées, tu es enrhumée peut-être ? »
- « Non, non, ce sont les enfants qui font beaucoup de bruit, là, tu comprends. Les enfants, du calme ! Donc, tu disais, ta formation ? »
- « Oui, une formation de......................... »
  Les oreilles bouchées ! A croire qu'elle n'entend pas le vacarme qui m'environne. Les chers trésors ont vraiment décidé de me faire payer le temps que je passe au téléphone avec une amie au lieu de le consacrer intégralement à leurs petites personnes. Je n'ai toujours rien saisi, mais j'hésite à reposer la question. Noémie n'a pas l'air de comprendre encore tout à fait la difficulté, elle verra bien quand son bébé aura grandi. En attendant, je déclare forfait :
- « Ah, oui, ah, très bien, très intéressant cette formation, Noémie. »
  Autant vous dire que j'appréhende un peu le prochain coup de fil. « Au fait, ta formation, Noémie, rappelle-moi...? »

lundi 5 décembre 2011

Une soirée par procuration

  Vous vous souvenez peut-être de nos anciens voisins que les jeux de nos enfants empêchaient de dormir après huit heures du matin ? Eh bien ils ont pris la meilleure décision qui soit, ils sont partis chercher sous d'autres cieux, ou sous d'autres plafonds, un environnement sonore plus à leur convenance. Et depuis peu, de nouveaux occupants ont pris possession de l'appartement situé juste sous le nôtre, ce dont nous nous sommes rendu compte à la vue du camion de déménagement ainsi que du paillasson à l'effigie d'une grosse vache nommée Marguerite qui a pris place devant leur porte.
  Samedi soir nous avons été invités à leur pendaison de crémaillère. En fait non, nous n'étions pas conviés. Mais de dix neuf heures à deux heures du matin, à condition de fermer les yeux, je vous assure que nous pouvions nous croire en plein milieu de la fête.
  Remarquez, nous étions prévenus. Il y a quelques jours, nos voisins ont glissé dans toutes les boîtes aux lettres de l'immeuble un message imprimé expliquant qu'il risquerait d'y avoir un peu de bruit samedi, mais que nous ne devions pas hésiter à le leur signaler si cela était très gênant, et que nous étions « la bienvenue pour prendre l'apéro ». Sic.
  A dix-neuf heures, la musique a commencé à se faire entendre. Pas mal choisie, d'ailleurs, pas trop fort. Suffisamment tout de même pour que nous reconnaissions les morceaux et distinguions les paroles. Les mots bleus, Je suis tombé en esclavage : un peu rétro, mais pas déplaisant. Une heure plus tard, le son a monté d'un cran. Et surtout, j'imagine que les invités avaient déjà dû faire honneur à l'apéritif servi par nos voisins, parce qu'ils se sont tous mis à chanter d'une seule voix.
« Terre brûlée au vent des landes de pierre, autour des lacs, c'est pour les vivants un peu d'enfer, le Connemara... »
  Ça rappelle des souvenirs, tout ça. Je me surprends à fredonner avec eux.
« La Pitchouli, la pitchouli, le rendez-vous de tous les basques du pays ! »
  On a quitté l'Irlande, tiens, mais là encore ça évoque des souvenirs. Les voix sont très fortes, et de temps en temps on entend de gros bruits sourds qui viennent donner le rythme : des chaises frappant sur le plancher ? Il y a de l'ambiance, certainement plus qu'à notre soirée de la veille, ça me donnerait presque envie de descendre prendre un verre, seule, puisque Monsieur n'est pas invité.
  Mais il est l'heure de coucher les enfants. Je me rends compte que le bruit est deux fois plus fort dans leur chambre, les précédents voisins m'avaient bien dit que leur salle de séjour donnait juste en dessous. En effet. La pitchouli n'est peut-être pas la meilleure des berceuses... je borde les enfants avec un peu d'appréhension. « Oui, les voisins font un peu de bruit, mais ça ne va pas durer, bonne nuit » – il faut savoir travestir quelque peu la vérité.
  J'avais bien tort de m'inquiéter, ils se mettent tous à ronfler en cinq minutes sur fond de « Il est vraiment, il est vraiment, il est vraiment phénoménal na na na nal ! ». Monsieur est bien d'accord avec moi, nous avons eu raison de les habituer à dormir la porte ouverte, sans prendre de précaution particulière pour ne pas faire de bruit.
   Nous passons la soirée tranquillement. Les échos sont de plus en plus forts, les éclats de rire nombreux, mais tant que nous regardons Koh Lanta nous ne sommes pas trop gênés.
  A minuit, l'idée nous vient de nous coucher mais ne semble pas partagée par les fêtards du dessous. Monsieur décide de descendre leur demander de faire moins de bruit. Sur le palier le sol est collant, couvert de confettis ; par la porte des vapeurs d'alcool s'exhalent, il doit y avoir une vingtaine d'invités, rien d'étonnant à ce qu'ils parlent si fort.
  Grâce à cette intervention, le volume sonore de la musique diminue quelque peu. Le bruit des voix, lui, ne faiblit pas. Nous nous prenons tout de même à espérer passer une nuit à peu près normale. Mais cinq minutes plus tard, la musique est à nouveau aussi forte qu'avant – les hôtes ont peut-être du mal à garder le contrôle de la soirée. Impossible de dormir dans ces conditions... nous en sommes quittes pour déplier le canapé lit, dans le salon le vacarme est un peu moins gênant. Pousser les fauteuils, déplier le matelas, faire le lit, à cette heure avancée nous nous en serions passés. J'envie les enfants qui dorment à poings fermés.
« Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire ! »
  En plus ils ont trouvé un anniversaire à fêter. Je me retourne sur mon oreiller, des échos plein les oreilles. Souhaitons que cela ne dure pas jusqu'à quatre heures...
« IL EST DES NOOOOOOTRES, IL A BU SON VERRE COMME LES AU-OOOOOOOOOOOTRES ! C'EST UN IVROOOOOOOOOOOGNE, CA SE VOIT RIEN QU'A SA TROOOOOOOOGNE ! »
  Il fallait bien qu'ils la chantent celle-là. Heureusement, pour l'instant on échappe aux chansons paillardes. Le sommeil ne vient toujours pas. Monsieur, lui, a l'air moins gêné, si j'en juge par les ronflements.
  Comme s'il n'y avait pas déjà assez de bruit...

dimanche 4 décembre 2011

Sortir, c'est mourir un peu

  En général, vous le savez avant même d'appuyer sur la sonnette : vous allez vous ennuyer sérieusement à cette soirée. Vous avez été invité, vous pouvez difficilement refuser, vous avez beau garder mauvais souvenir de la dernière réception et de sa conversation sans relief, vous êtes bien obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et vous voilà devant une porte, avec le quart d'heure de retard réglementaire, une bouteille ou un pot de fleurs en main, le doigt sur la sonnette. Il ne reste qu'à presser le bouton. Et à attendre que la porte s'ouvre.
  Vendredi soir, Monsieur et moi étions reçus. Je ne sais pourquoi, mais c'est toujours avec une pointe d'anxiété que j'attends, dans ces conditions, que la porte s'ouvre. La crainte de s'être trompé de numéro, ou une terreur enfouie depuis l'enfance de voir surgir un monstre effrayant ? Peut-être tout simplement l'appréhension de se demander si l'on a vraiment bien fait d'accepter l'invitation. Et pourtant, j'avais réussi à ne pas filer mes collants, cette fois.
  Le plus souvent, vous êtes fixé assez vite, les cinq premières minutes sont déterminantes. Si, au bout de ce laps de temps, et juste après vous être présenté aux convives inconnus, le seul sujet de conversation abordé est de type professionnel ou immobilier, il n'y a plus de doute possible : vous auriez mieux fait de rester chez vous.
  Avant-hier, en cinq minutes, nous avons parlé industrie agroalimentaire, notariat, et marketing. L'autre invité est un peu agaçant, avec son large sourire et sa grande aisance, il a l'air de tout connaître et il rit un peu fort. Son épouse est plus discrète, mais on la sent aussi assez sûre d'elle. Il se trouve qu'ils sont les précédents propriétaires de la maison de nos hôtes, et à la façon dont ils inspectent le jardin, un peu plus tard, on se demande s'il ne se sentent pas encore chez eux. Je m'assieds tout au fond du canapé en dégustant le reste de bouteille de bière qui m'a été servie, en cherchant à quel moment glisser un « oh ? » intéressé ou un sourire entendu.
  Je me rends compte que je n'ai pas mémorisé les prénoms : c'est toujours pareil, j'ai plutôt une bonne mémoire, mais, chaque fois, elle me fait cruellement défaut juste au moment des présentations. Julie ? Aurélie ? Le trou noir complet.
  Trois quarts d'heures plus tard, le sujet « comment lutter contre les absences injustifiées en milieu professionnel » étant épuisé, quelques questions personnelles sont échangées le temps de trouver un nouveau thème de discussion. Vous avez des enfants ? Vous habitez où ? La pause est de courte durée, on enchaîne maintenant sur les difficultés de stationnement dans le quartier et les tarifs de la fourrière.
  Heureusement nos hôtes ne nous resservent pas à boire, et comme il n'y a pas d'entrée, on peut espérer ne pas rentrer trop tard. Passer une soirée en demi-teinte et en plus être fatigué le lendemain, c'est beaucoup pour un seul week-end.
  Comme cela arrive de temps en temps, la soirée réserve tout de même une surprise qui me fait sortir quelque peu de ma torpeur : vous savez, ce genre de coïncidence inattendue qui surgit tout à coup au détour de la conversation. « Alors tu es le cousin d'Antoine ? » – un ancien ami du temps où je fréquentais Élise. Et toute la tablée de s'exclamer que vraiment, le monde est petit.
  On se met à parler voyages. « Tu as fait la Thaïlande ? » ; « On va faire la Bavière en janvier » – je crois que nos vacances en Normandie n'épateront personne. Puis on se demande le programme de chacun pour les fêtes de fin d'année. A la réflexion, en fait, il me semble que personne n'a pensé à s'enquérir du nôtre. Avec un soupir, je me surprends à penser que Maxime avait raison.
  Le dessert est terminé, on peut se réjouir : la digestion sera facile, le dîner était loin d'être lourd. Un café est servi dans le salon, on discute aérobic et squash, troubles du voisinage. Les tasses se vident, on approche de minuit, il sera bientôt possible de s'éclipser sans paraître grossier. D'ailleurs le cousin d'Antoine lance le mouvement, bientôt nous sommes tous debout, la distribution des manteaux et écharpes commence.
  La porte se ferme derrière nous – « Merci pour cette sympathique soirée ! » – et, trois heures plus tard, nous voici à nouveau dans la rue. Il fait froid, il est tard, mais je n'ai pas perdu mon temps : j'aurais au moins appris combien coûtent un pneu neige et un aller-retour en train couchette pour les Arcs.

dimanche 27 novembre 2011

Une soirée chic

  Ce soir là, j'étais de corvée. Étudiante en région parisienne depuis plus d'un an, je m'étais retrouvée contrainte d'accepter l'invitation à dîner de mon parrain, Daniel, que je n'avais pas revu depuis des années. Il m'a fallu, à regrets, échanger la traditionnelle soirée du dimanche, le pichet de kro partagé avec mes amis, les banquettes crevées de la cafétéria de mon école et son atmosphère sonore un peu saturée, pour le cadre feutré d'un élégant appartement du 16ème arrondissement.

  Il était dit que la soirée devait très mal se passer. Et dès le début, les choses ont pris un très mauvais tour : en sortant du train qui me ramène de ma province, j'accroche mes collants noirs à la fermeture de ma valise. Un énorme trou en plein milieu de la jambe, du diamètre d'une capsule de bouteille de bière. Une situation, vous en conviendrez, extrêmement gênante. Et, bien-sûr, impossible de me changer – j'en regrette amèrement mes efforts d'élégance et mon vieux pantalon usé.

  Évidemment, le 16ème arrondissement est suffisamment désert un dimanche soir à vingt heures pour que personne n'ait pu remarquer ce détail pénible. Mais je vous laisse imaginer mon malaise au moment de pénétrer dans la demeure raffinée de mes hôtes. L'épouse de mon parrain, Monique, toujours élégante et soignée, a beau porter sous son tailleur d'affreux collants à motif « petit chien » d'un goût douteux, je donnerais tout pour les échanger contre les miens. J'essaie tant bien que mal de les dissimuler derrière ma valise qu'il me faut bien pourtant laisser dans l'entrée.

- Et veux-tu que je prenne ton sac à main ? me propose Monique.

- Ah non, merci, je n'ai pas de sac à main, je mets tout dans ma valise.

  Monique manque de s'évanouir. Je comprends ce soir-là que ne pas avoir de sac à main, dans le 16ème, c'est extrêmement choquant. Ça ne se fait pas. C'est comme venir en marcel à un mariage, ou en short à un enterrement, c'est une énorme faute de goût. On peut dire que j'accumule les bourdes.

  Malgré cela, Daniel et Monique m'invitent à prendre place, mon collant troué et moi, sur un fauteuil de style, dans leur petit salon aux murs couverts d'un mélange de gravures anciennes et de toiles modernes. La pièce est sombre, le cadre un peu froid, je croise mes jambes dans une tentative désespérée de camoufler l'accroc de mes collants. Mais pourquoi donc ai-je accepté cette invitation ?

- Un petit jus de fruit ?

«Vous n'avez pas une petite goutte d'alcool, là, plutôt ? » Par un prodigieux effort sur moi-même, je garde pour moi mes réflexions et je me contente d'accepter poliment, en soupirant tristement à la pensée de la tireuse à bière de mon école.

  La conversation est un peu fastidieuse, ce sont des inconnus pour moi, et mes préoccupations d'étudiante me paraissent bien loin de leur vie austère de cadres parisiens surchargés de travail. Seul un peu d'alcool pourrait détendre l'atmosphère, mais il n'y a pas plus de vin que d'apéritif. J'ai beau leur glisser, dans une tentative désespérée, que je fais partie d'un club d'œnologie, je n'aurai droit qu'à de l'eau minérale servie dans une carafe en cristal.

- Et ça ne donne pas la grosse tête de faire une grande école ?

  Je manque de m'étouffer avec ma contrex. Ils ont de curieuses façons de mettre les gens à l'aise, dans le 16ème. Nouvelle pensée émue pour le pichet de kro.

- Et sinon, avec tes amis, vous parlez de politique ? Parce que nous, ton père et moi, quand nous étions au lycée, nous passions des heures à en discuter, à refaire le monde.

  Bizarre, ce n'est pas ce que Papa m'a raconté. Là encore je reprends mon souffle. « Non non, on boit, on danse, on joue, on discute, on regarde des films, mais non, la politique, pas trop.» Le choc culturel est rude. La conversation se poursuit autour d'une tarte aux poires choisie très certainement dans une pâtisserie chic du quartier. Je regarde ma montre discrètement. Avec un peu de chance, s'ils ne me raccompagnent pas trop tard dans ma banlieue, il y aura encore du monde à la cafétéria.

- Bon, c'est pas tout, ça, mais on travaille demain, on va y aller quand-même.

  Le ton est un peu aigre ; décidément Monique a les mots pour faire comprendre à ses invités qu'ils gênent. Mais je ne lui en tiens pas rigueur, bien au contraire. Trois quarts d'heure plus tard, ayant troqué mes collants déchiquetés contre un confortable pantalon, accoudée au comptoir, debout sur le parquet collant de la cafétéria, j'attends la bière que je viens de commander. La musique est assourdissante, les convives encore nombreux, je vais pouvoir trouver un soulagement en leur racontant cette éprouvante réception. Il n'est que minuit, la soirée peut enfin commencer.

mercredi 23 novembre 2011

Ma meilleure ennemie (3/3)

  Pendant ces deux années, jamais je n'eus trop franchement à me plaindre du comportement d'Élise à mon égard, et jamais je ne lui ai nui d'une quelconque manière que ce soit. Nous n'avons jamais échangé de mots vifs, nous avons toujours, l'une et l'autre, veillé à maintenir une entente au moins extérieure entre nous, acceptant également de nous rendre des services, si nécessaire, dans le cadre de nos études ou de notre cohabitation au foyer Sainte Anne. Au point que même quand il m'est arrivé de recueillir les plaintes de camarades du lycée ou du foyer qui m'avouaient avoir le plus grand mal à la souffrir, je me suis abstenue de donner mon opinion et malgré tout ce que j'aurais pu ajouter, je me suis contentée de me taire.

   Mais pour supporter d'aussi près les défauts d'Élise avec la même égalité d'humeur pendant des jours et des jours, des semaines et des mois, il me fallait un moyen de me libérer des tensions accumulées à force de la fréquenter, d'exprimer, au moins intérieurement, le constant agacement que je ressentais auprès d'elle.

  C'est ainsi que j'en arrivais à me réjouir d'obtenir de meilleures notes qu'Élise, quand la chance était de mon côté, ou d'être mieux placée qu'elle dans le classement général. J'en venais à rire intérieurement en la voyant arborer sa salopette en jean si peu seyante, et je me réjouissais vivement de constater qu'elle se mettait à imiter la façon dont je nouais mes cheveux, ce que je pris comme une preuve de ma supériorité au moins esthétique et capillaire. Je n'hésitais pas à la contredire à table, en toute politesse, tentant de rallier à mon opinion le reste de la compagnie. J'eus parfois du mal à dissimuler mon envie de rire quand elle proférait une énorme sottise, comme ce jour où elle prit un air profond pour déclarer « Je ne crois pas que cela existe, des saines » - elle voulait dire « saintes »...

   Ce qui m'apportait le plus de soulagement, c'est d'avoir pu décrire Élise et ses travers à ma propre famille et d'avoir fait naître chez mon frère et ma sœur plus jeunes que moi une solidarité familiale qui s'exprimait par force moqueries dans les lettres qu'ils m'écrivaient. La distribution du courrier ayant lieu à midi au foyer Sainte Anne, je lisais leur courrier à table, m'amusant à leur lecture, et notamment à celle du surnom cocasse dont ils l'avaient affublée.

  Le meilleur moment, qui me créa un sentiment de jubilation extrême, ce fut le jour où je lui annonçai sans lui donner d'autre détail que je ne dînerais pas au foyer le soir-même. Je sortais au restaurant avec quelques amis que je m'étais faits dans la classe, et je devinai parfaitement, sous son air d'indifférence apparente, à quel point elle était surprise, avec quelle vive curiosité légèrement envieuse elle s'interrogeait sur les circonstances de cette sortie, et avec quelle impatience elle attendait d'en rendre compte à Amélie. Je l'imagine, dégustant les pommes de terre - sardines en boîte du foyer Sainte Anne, en mon absence, fulminant de ne pas connaître le programme de ma soirée ni la compagnie dans laquelle je me trouvais.

   Ce qui me mit beaucoup de baume au cœur, ce fut, en toute fin de première année, les adieux de deux camarades du foyer, qui étaient devenues très amies, et avec qui Élise et moi avions pris tous nos repas depuis un an. Elles s'apprêtaient à quitter l'établissement et l'une d'elles me confia qu'elles garderaient très bon souvenir de moi, et non pas d'Élise qu'elles avaient eu comme moi, sans le manifester, le plus grand mal à supporter toute une année.

   Mais la revanche finale, au bout de deux ans, fut pour moi de réussir, ce à quoi je ne m'attendais pas du tout, puisque je prévoyais plutôt de redoubler, à intégrer une école à ma convenance dès la fin de ma seconde année. J'eus donc la joie de quitter le foyer et le lycée un an plus tôt que je ne l'espérais, et de quitter définitivement Élise qui, ayant moins bien réussi ses concours, enchaîna sur une troisième année en compagnie de son inséparable Amélie. Élise finit d'ailleurs par obtenir une école du même genre que la mienne, mais pendant un an, au cours duquel j'avais de ses nouvelles par ma sœur qui avait après moi rejoint le foyer Sainte Anne, j'eus la satisfaction, alors que je me consacrais à mes distractions et mes soirées d'étudiante, de l'imaginer travaillant intensément une année de plus dans l'austère monotonie du foyer.

   Je n'ai, évidemment, pas gardé contact avec Élise. Il m'est arrivé une fois de la revoir brièvement deux ans plus tard. Nous avons échangé quelques mots, et je l'ai bien retrouvée telle qu'elle était ; toutefois, l'étouffante cohabitation des années passées ayant cessé, c'est sans déplaisir que j'ai eu cette discussion avec elle. Au contraire, outre la curiosité de savoir ce qu'elle devenait, j'ai ressenti cette espèce de satisfaction que l'on a à retrouver un témoin, même pénible, de certains moments marquants de notre existence.

   Amélie, elle, ne fut pas autant récompensée de ses efforts et décrocha une école moins renommée qu'elle ne l'aurait espéré. Quelques mois après avoir revu Élise, j'appris que toutes les deux, ayant jeté leur dévolu sur le même élève de leur classe, s'étaient définitivement brouillées au cours de leur troisième année.

lundi 21 novembre 2011

Ma meilleure ennemie (2/3)

   Pourtant, au bout de quelques semaines de fréquentation assidue d'Élise, j'eus plus de mal à supporter son caractère d'enfant gâté auquel elle laissa davantage cours au fur et à mesure que le temps passait et qu'elle prenait de l'assurance dans son nouveau cadre de vie. Ses défauts, somme toute, étaient assez communs. Elle n'était pas la seule à chercher sans cesse à avoir le dernier mot, à penser avoir toujours raison, à afficher cet air de supériorité satisfaite, à parler d'elle sans s'intéresser aux autres. Je découvrais petit à petit son égocentrisme, sa suffisance, et sa vanité qui la faisaient souvent paraître d'une réelle bêtise. Elle commença à m'agacer sérieusement, et nos parties de ping-pong s'espacèrent, tandis que nous perdions l'habitude de nous retrouver dans ma chambre après le dîner.

   Dans d'autres circonstances, nous nous serions contentées de nous porter des sentiments peu chaleureux et de nous éviter, mais l'étroite communauté de vie à laquelle nous étions contraintes eut pour effet de démultiplier notre antipathie mutuelle : à force de subir sa présence continue en cours, au foyer, pendant nos khôlles, pour déjeuner, pour dîner, il me fut de plus en plus difficile de la supporter, et je crois qu'elle-même, réciproquement, me porta des sentiments de plus en plus hostiles. Je ne pus m'empêcher de prendre en grippe son air infatué, ce je-ne-sais-quoi de légèrement puéril dans son visage, et sa façon de glousser de satisfaction pour ponctuer ses déclarations.

   Pourtant, comme deux prisonniers partageant la même cellule, nous n'eûmes que le choix de prendre notre mal en patience dans ce huis-clos de la rue Bienheureuse où nous ne quittions le foyer que pour nous rendre, ensemble, au lycée. Impossible de parcourir ces allées et venues séparément, impossible dans l'ordonnance immuable du foyer, de prendre nos repas à une autre table qu'à celle où nous nous étions installées le premier jour, impossible de ne pas nous croiser dans notre couloir, impossible de ne pas subir ensemble nos khôlles, nos cours, nos devoirs surveillés.

   Pendant ce temps, au fur et à mesure que nous devenions plus distantes l'une envers l'autre, j'assistais à un net rapprochement entre Élise et Amélie. Au point que bientôt, celle qui était, les années précédentes, ma meilleure amie, ne vint plus au foyer Sainte Anne que pour rendre visite à sa nouvelle relation, sans même passer me saluer. Sauf que, nos chambres étant extrêmement mal insonorisées et tout à fait voisines, je ne manquais pas de me rendre compte de ces réunions dont j'étais exclue. Bien-sûr le phénomène ne fut pas pour me réjouir, d'autant que nos conditions de vie et de travail n'étaient pas favorables à la rencontre de nouvelles connaissances, et j'eus le déplaisir de perdre ma meilleure amie pour une camarade qui avait le don de m'irriter au plus haut point et que j'avais, comble de malheur, à supporter à tout moment de la journée.

   Élise me laissa espérer, en fin de première année, qu'elle changerait peut-être de foyer l'année suivante pour s'installer dans celui d'Amélie, qui était devenue entre temps une étrangère pour moi. J'eus l'espoir fou d'être enfin libérée de l'omniprésence d'Élise, mais celle-ci, pour une raison que j'ignore, renonça à ce projet, et c'est une deuxième année d'étroite cohabitation qui succéda à la première.

 

(A suivre)

dimanche 20 novembre 2011

Ma meilleure ennemie (1/3)

  Elle s'appelait aussi Élise, mais les sentiments que j'avais pour elle n'avaient rien à voir avec ceux que j'avais quelques années auparavant pour l'amie qui portait le même prénom. Cette deuxième Élise habitait comme moi une chambre d'étudiante dans le même foyer de jeunes filles pendant mes deux années de classes préparatoires, il y a dix ans. Toutes les deux, ayant passé notre bac, nous nous retrouvions loin de nos familles pendant toute la durée de la semaine, dans le même couloir de « la maison », l'un des différents bâtiments qui s'articulaient autour du magnifique jardin du foyer Sainte Anne, en face de la petite chapelle en brique sur le flanc de laquelle donnaient nos fenêtres.

   Le lycée où nous suivions nos exigeantes études proposait un internat pour garçons, mais, faute de place, les filles n'y étaient pas logées, et un certain nombre d'entre elles se retrouvaient, comme Élise et moi, au foyer Sainte Anne qui présentait le grand avantage de se situer, rue Bienheureuse, juste en face du lycée.

   Dans cette ambiance studieuse et austère, que ce soit celle de nos études ou celle, feutrée, du foyer, dirigé par une religieuse d'un certain âge déjà, Sœur Lucie, davantage soucieuse de la bonne tenue de son établissement que de l'instauration d'un climat amical entre les pensionnaires dont elle préférait prévenir la dissipation et la mauvaise conduite, Élise et moi nous sommes mises tout naturellement à parcourir ensemble le court chemin entre le foyer et le lycée, à déjeuner immuablement à la même table en compagnie des deux ou trois autres locataires de notre extrémité de couloir, à nous retrouver à nouveau dans les mêmes conditions pour le dîner. Nous étions aussi inscrites dans le même groupe de Khôlles* et subissions donc ensemble nos deux oraux hebdomadaires tout au long de l'année.

   Je l'avoue, ce fut agréable, en cette rentrée bien particulière, de trouver une compagnie avec qui travailler et me distraire. Au début de l'année nous jouions quelques minutes au ping-pong sur une vieille table dans l'ancienne salle de théâtre abandonnée et poussiéreuse du foyer, et nous finissions la soirée en bavardant tout en nous servant une boisson chaude entre 21h30 et 22 heures dans ma chambre, au grand dam de notre voisine du dessus, Denise, ancienne du foyer depuis des années, et devenue d'ailleurs une sorte de kapo de Soeur Lucie à qui elle n'avait pas hésité à nous dénoncer pour « tapage nocturne » – mais c'est un autre sujet, et Denise mériterait un article à elle seule. Quoi qu'il en soit, j'étais plutôt satisfaite de trouver en Élise une compagnie et une source de distraction au milieu de notre emploi du temps chargé, de l'austérité de notre vie de pensionnaires, moi qui n'avais pas encore dix-huit ans, et qui n'avais jamais quitté le domicile familial auparavant.

   Nous retrouvions souvent Amélie, une très bonne amie qui venait de la même ville que moi, et qui était élève dans la même classe que nous. Malgré nos liens d'amitié forgés entre la seconde et la terminale, Amélie avait choisi un autre foyer pour se loger, en raison de la mauvaise réputation gastronomique des menus du foyer Sainte Anne, mais je la soupçonne d'avoir surtout préféré un établissement non confessionnel, et peut-être aussi, d'avoir cherché à mettre un peu de distance entre nous au moment d'intégrer un nouveau lycée et une nouvelle classe.

   Malgré tout, Amélie me rendait souvent visite au foyer Sainte Anne et c'est donc tout naturellement qu'Élise et elle se lièrent d'amitié par mon intermédiaire.

 

 

* Interrogations orales ayant pour but d'entraîner les candidats aux épreuves orales des concours des grandes écoles

 

(A suivre)

mercredi 16 novembre 2011

Une amitié ordinaire

  Cela fait dix-sept ans que je n'ai pas revu Élise. Dix-sept années qui nous ont bien changées, au cours desquelles il m'arrive de penser à elle, de me demander ce qu'elle devient. Et cette nuit, je ne sais pas pourquoi, au bout de tout ce temps, j'ai rêvé que je la revoyais. Elle n'avait plus onze ans, nous avions l'âge qui est le nôtre, et, en la rencontrant à la fois plus âgée mais semblable à ce qu'elle était alors, par ce merveilleux raccourci du songe, j'ai retrouvé, aussi vifs et entiers, les sentiments d'amitié que je lui portais. Ils étaient là, enfouis, un peu oubliés, mais toujours bien vivaces, et, dans ce rêve, parfaitement réciproques.

  Autant dire que ce matin, en me réveillant, j'étais encore toute imprégnée des impressions ressenties au cours de la nuit. Ce sont de nombreux souvenirs qui me reviennent à la mémoire, des souvenirs jamais oubliés, mais que je n'avais pas eu l'occasion d'évoquer depuis longtemps.

  Nous nous connaissions depuis l'école primaire, mais c'est en nous retrouvant toutes les deux dans la même classe de sixième que nous sommes devenues inséparables. Un peu perdues dans ce grand établissement inconnu, nous nous sommes rapprochées pour n'être bientôt plus jamais l'une sans l'autre. Nous n'avions que dix ans, et c'est un peu comme si notre amitié avait prolongé notre enfance. Tandis que nos camarades, à peine quittée l'école primaire, tournaient précipitamment la page sur leurs premières années, empressés de devenir de jeunes adultes dont ils n'étaient que de grotesques caricatures, raillant avec insistance tout ce qui avait trait à l'enfance, se jetant prématurément dans ce qu'ils croyaient être l'âge de la maturité, Élise et moi, seules à l'extrémité de la cour du collège, sans nous soucier de leur jugement, assistant sans la comprendre à leur évolution, nous prolongions nos jeux d'enfants, sautant d'un banc à l'autre, sous les arbres, ou bavardant avec le sérieux et l'enjouement de notre âge.

  Élise habitait juste à côté du collège. Aussi, lors des nombreuses absences d'un corps enseignant particulièrement peu consciencieux, et notamment celles, quasi-systématiques, de notre professeur d'arts plastiques, nous nous retrouvions chez elle. Je me souviens de toutes nos activités préférées : jouer encore parfois à la poupée, répéter nos exercices de flûte à bec, disputer des parties de boggle, réaliser des mélanges de parfum à partir de petits échantillons qu'elle collectionnait dans sa chambre. Je me rappelle ce jour où, pour la première fois de ma vie, j'ai entendu parler du théorème de Pythagore, qu'elle m'avait présenté, la craie à la main, en reproduisant sur un tableau noir les explications données par son frère aîné. Nous partions, toujours un peu en retard, rejoindre le collège, courant pour arriver à l'heure au cours de l'après midi, à travers deux ou trois rues dont le tracé m'est resté présent à l'esprit. Je n'ai pas oublié cette évaluation de mathématiques, en début d'année, que nous avions mal réussie, ayant oublié pendant l'été la formule du périmètre d'un cercle et celle de l'aire d'un disque au grand dam de nos parents respectifs qui s'accordèrent pour y voir un sinistre présage pour la suite de nos études.

  Et nous nous disputions souvent. Nous étions souvent d'un avis opposé, et nous le défendions chacune vigoureusement. Mais ces disputes ne duraient jamais longtemps, et ne jetaient aucune ombre sur notre amitié.

  Nous devions être séparées à la fin de cette année scolaire. Je n'ai pas oublié le jour où, sur les marches de la cour du collège, elle m'avait annoncé le prochain départ de sa famille à l'autre bout de la France, ni la vive impression que m'avait causé cette nouvelle.

  Avec son départ, c'est un peu mon enfance qui s'est enfuie, et la rentrée suivante, où je me suis retrouvée brutalement plongée seule, parmi ces camarades de collège dont j'avais totalement ignoré l'évolution et la mentalité, toute consacrée que j'étais à mon amitié pour Élise, ne fut pas sans surprise et sans désagrément.

  Pendant plus d'un an, nous nous sommes envoyé de très régulières nouvelles. Nous nous écrivions chaque semaine. Bien-sûr, en cette époque reculée, nous ne connaissions pas l'existence du mail, et c'est par courrier, manuscrit, cacheté, timbré, que nous échangions notre correspondance.

  Mais le temps fit son œuvre, et tandis que nous approchions de l'adolescence, nos lettres s'espacèrent, jusqu'au jour où nous perdîmes tout à fait contact, si ce n'est par l'intermédiaire de nos mères qui restèrent plus ou moins en relation et grâce auxquelles nous avons su vaguement ce que chacune devenait. Je ne l'ai revue qu'une fois, un après midi, deux ans après notre sixième. Nous nous étions promenées dans son ancien quartier, et j'avais été vaguement déçue par des retrouvailles qui n'avaient pas l'entrain que je leur aurais souhaité.

  J'ai gardé toutes les lettres que j'ai reçues de Élise. Un jour, il y a quelques années, en retombant par hasard sur la boîte où je les avais conservées, je les ai toutes relues, dans l'ordre dans lequel je les avais reçues. Émue par tant de souvenirs et tant d'amitié, je me suis emparée d'un stylo et d'une feuille de papier, et je lui ai écrit. J'ai rédigé une longue lettre dans laquelle je lui ai dit tout l'excellent souvenir que je gardais d'elle, comme j'aurais aimé savoir ce qu'elle devenait, et combien j'aurais souhaité reprendre contact avec elle.

  Je n'ai jamais envoyé cette missive. Passé le premier mouvement, j'ai pensé qu'Élise avait dû bien changer, qu'elle n'était plus l'enfant que j'avais connue, pas plus que je ne ressemble aujourd'hui à l'amie que j'étais alors. J'ai eu peur de m'exposer à une déception, de la décevoir aussi, et de gâcher, en un instant, tout ce qui me reste d'elle, tous mes souvenirs intacts.

  Peut-être un jour, par le plus grand des hasards, Élise tombera-t-elle sur cet article. Qui sait. Peut-être se reconnaîtra-t-elle. Mais sans-doute n'y verra-t-elle que le récit tellement banal d'une amitié enfantine lointaine et presque oubliée.

lundi 14 novembre 2011

Le retour de la « commission bidule »

  Vous vous souvenez comment j'avais été recrutée d'office dans la « commission bidule » de l'association des parents d'élèves de l'école de mes enfants, et comment j'avais tenté, sans grand succès alors, de me tirer de ce mauvais pas ?

  J'ai beaucoup réfléchi. J'ai cherché une solution. J'ai échafaudé des plans, des stratégies. Et j'ai finalement pris ma décision. J'ai le plaisir de vous annoncer que je fais désormais partie de mon plein gré (enfin presque) de la « commission bidule ». Et j'ai même ouvert les portes de mon domicile pour y accueillir la deuxième réunion. Incroyable... mais vrai.

  Si cette décision vous surprend, ce que je peux comprendre, sachez que je l'ai prise, pourtant, pour une quantité d'excellentes raisons mûrement réfléchies, dont je vous donne ici les plus pertinentes :

  • Briller dans les dîners mondains chics. « Je suis co-responsable de la « commission bidule », cinq membres, quatre réunions par an, cent-vingt-deux euros de budget, vingt tasses de café, quatorze mails ». J'ai hâte de lire l'admiration dans les yeux de mes interlocuteurs.

  • Me faire des amies. Devenir une de ces mères de sortie d'école qui connaissent tout le monde, qui sont à tu et à toi avec toutes les autres, ne plus avoir à faire semblant de me passionner pour les poissons rouges lors des réunions parents-enseignants. Et me faire inviter à des dîners mondains chics.

  • Pouvoir redistribuer les rôles et répondre à mon mari qui a téléphoné ce matin « Si tu veux, là, je suis en réunion... tu peux me rappeler tout à l'heure ? »

  • Apprendre des ragots sur les enseignants, la directrice, les parents d'élèves, en faisant mine de savoir de qui parlent mes collègues de réunion quand elles appellent par leur prénom des tas de gens que je ne connais pas, mais qui m'inviteront bientôt à des dîners mondains chics.

  • Faire semblant de prendre des notes sur une feuille de papier et regarder l'heure en douce, comme à l'époque lointaine où j'étais étudiante.

  • Paraître absorbée sur ses notes lorsqu'arrive l'inéluctable répartition des tâches à l'issue de la réunion, essayer d'en récupérer le moins possible, et les plus faciles... ce que je n'ai jamais fait dans l'exercice de ma profession, bien évidemment.

  • Et, le plus important, car c'est à mes lecteurs que je pense en toute chose, avoir de quoi écrire un article pour mon blog.

  Bon enfin, ce n'est pas tout, mais il faut je me consacre à mes nouvelles responsabilités. J'ai deux coloriages à imprimer pour les grande section, tout de même.

samedi 12 novembre 2011

La Toussaint, c'est la fête

  Nous avons eu des nouvelles de Tante Claudine ! Vous vous souvenez que le mois d'octobre a été difficile pour Tante Claudine, avec trois deuils douloureux dont elle nous avait fait part au téléphone.

  Et justement, le 1er novembre, c'était la Toussaint. A cette date, comme beaucoup de français, son mari et elle se rendent rituellement au cimetière où reposent les membres de leur famille, juste à côté de Clermont-Ferrand.

  Ce qui nous a surpris, c'est que Tante Claudine nous a raconté avec satisfaction qu'en plus de la messe, le jour de la Toussaint, elle a assisté aux vêpres. Pourtant Tante Claudine n'est pas une grande mystique. En général, deux ou trois offices par an, comme pour beaucoup de ses contemporains, lui suffisent largement. Autant dire qu'il ne lui viendrait jamais à l'esprit de se déplacer deux fois à l'église le même jour.

  Mais il se trouve que le curé a invité ses paroissiens, lors de la messe du matin, à se réunir pour cette seconde cérémonie, en fin d'après midi, qui serait suivie d'une procession jusqu'au cimetière, avec distribution de lumignons, et prière pour les défunts.

  Tante Claudine ne pouvait décemment pas refuser cette proposition. Un tel rassemblement, la nuit tombant, au milieu des tombes et des chrysanthèmes, dans la lumière vacillante des lumignons, en compagnie d'individus endeuillés, sur un fond sonore de prières funèbres, et peut-être de quelques soupirs et sanglots. Pas tout à fait un enterrement, faute de cercueil et de croque-mort, mais presque.

  De quoi tenir jusqu'au prochain.

lundi 7 novembre 2011

Lundi matin

  Il approche de la quarantaine, marié, père de deux enfants bien portants qu'il dépose un jour sur deux, l'un à la crèche et l'autre à l'école. C'est d'ailleurs devant la porte de l'école que nous avons sympathisé et nous les avions reçus, sa femme et lui, pour une soirée qui nous a laissé de très bons souvenirs à eux comme à nous. Leur maison récemment acquise, quoiqu'encore en travaux, est confortable, j'y ai pris un goûter au printemps dernier en compagnie de son épouse, encore en congé parental à l'époque. Ses enfants et les nôtres s'étaient bien amusés dans le jardin.

  Pourtant Xavier n'est pas toujours très détendu. Déjà, ce jour-là, où je passais l'après midi chez eux, je bavardais tranquillement avec sa femme, sur la terrasse, au soleil, satisfaite du bon moment que je passais, quand tout à coup Xavier, dont j'ignorais qu'il pouvait rentrer à 16h30, a débarqué, l'air sombre, soucieux, préoccupé par sa journée de travail. Aussi étonnant que cela paraisse, ma présence n'a pas suffi pas à le dérider. Avisant son air tracassé, avec la soudaine et désagréable impression de gêner, j'ai jugé bon d'avaler le fond de mon verre de jus de fruit, de rassembler mes troupes et de lever le camp le plus rapidement possible. Xavier n'a d'ailleurs pas insisté pour me retenir et nous a raccompagnés à la porte - les sourcils toujours froncés.

  Mais en réalité, Xavier n'avait pas spécialement passé une mauvaise journée. En fait, il est toujours contrarié. Toujours soucieux, toujours préoccupé. Avec toujours la même contracture éloquente des muscles para-sourcilliaires.

  D'ailleurs, au mois de juin dernier, Monsieur l'avait constaté en allant donner un coup de main le jour de la fête de l'école. Xavier s'était fait refiler, un peu contre son gré, lui aussi, la charge d'installer les jeux pour les enfants. Il avait passé une bonne demi-heure à se demander anxieusement où placer le stand « pêche aux canards » et à avancer le bassin et le parasol de cinquante centimètres dans un sens puis dans un autre, reculant pour juger de l'effet obtenu, incapable de se décider, écrasé par l'ampleur de la tâche et la lourdeur de ses responsabilités.

  Je crains donc un peu de le rencontrer, ce qui m'arrive pourtant, le matin, à l'école. J'ai eu le tort de lui demander il y a quelques semaines des nouvelles de la reprise du travail pour son épouse. « Ouh la la ! Tu verras quand ce sera ton tour ! » m'a-t-il lancé, sarcastique, me jetant un coup d'œil entendu et amer.

  La fois suivante, j'ai donc décidé d'aborder un autre sujet. « Hugo est content de sa rentrée ? » Air sombre, soupir. « Oui. Enfin, non, ça n'a pas été très facile ».

  Après deux ou trois expériences du même genre, j'ai jugé bon de me contenter, hier matin, d'un simple : « Comment vas-tu ? » le plus enjoué possible. Malgré l'insignifiance de la question, le froncement de sourcil s'est accentué, l'expression s'est faite plus sombre, le ton grave : « Comme un lundi ».

  Je peux vous dire que, n'ayant pas la chance de le croiser le samedi ni le dimanche, j'ai parfois l'impression que la semaine de Xavier comprend au moins cinq lundis.

  Il y a des vies plus lourdes à porter que d'autres.

vendredi 4 novembre 2011

Comment se faire des amis (ou pas) (2ème partie)

  Jusqu'à présent, Maxime était très satisfait de sa vie. Beaucoup de distractions, de nombreux amis, des loisirs personnels, un travail intéressant qui lui laisse du temps libre, des collègues agréables, le tout dans une belle ville où il se plait beaucoup.

  Pourtant, nous avons senti dimanche que cet équilibre parfait avait commencé à se briser. Une toute petite ombre dans le tableau, un soupçon d'insatisfaction.

- Alors, c'était bien le mariage de ton frère, hier ?

- Oui, enfin les mariages c'est toujours un peu pareil, on a le temps de discuter avec personne, il y a trop de monde, et puis la musique est très forte.

  Tiens, c'est dommage, j'aime bien les mariages. C'est vrai que souvent on s'ennuie si on ne connait personne, mais normalement au mariage de son frère on est sûr de s'amuser. Je change de sujet.

- Et sinon, tu es toujours content à Madrid, tu y as toujours autant d'amis ?

- Oui, mais finalement le plus souvent on ne rencontre pas les autres en profondeur, ça reste beaucoup trop superficiel.

  Avec un peu d'anxiété Monsieur et moi nous demandons intérieurement à quel niveau de profondeur Maxime situe notre amitié. Je ressers l'entrée.

- C'est vrai, mais d'un autre côté c'est agréable de voir des gens, de rencontrer de nouvelles personnes, c'est toujours distrayant.

- Oui, mais à la longue c'est un peu lassant de sortir tous les soirs.

  Comme quoi, personne n'est jamais content. Heureusement le plat a l'air de lui plaire.

- C'est drôle, parce que nous, nous ne sortons plus beaucoup, alors au contraire ça nous fait plaisir quand cela arrive.

- Oui, mais finalement, c'est mieux de vivre comme vous, comme des reclus, c'est plus naturel, c'est plus équilibré.

  Non, j'exagère, en fait il n'a pas dit « reclus ». Il se sert en fromage.

- Et tes conférences au Japon et au Mexique au printemps, c'était intéressant, tu en as profité pour visiter ?

- Oui, mais en fait il faut préparer les conférences, c'est beaucoup de travail, et puis ça prend du temps d'organiser des vacances à l'étranger, déterminer un circuit touristique, réserver ses billets.

  Bon. Peut-être envierait-il nos deux semaines de congés en Normandie, sieste – balade – plage – retour à 19 heures dernier délai. Je découpe le flan à la noix de coco. A défaut, l'exotisme est dans l'assiette.

- Et finalement, tu penses rester longtemps à Madrid ?

- C'est-à-dire que je pourrais partir, mais... pour aller où ?

  Je me demande ce que Maxime aura tiré de tout cela la prochaine fois que nous le reverrons. La rencontre de la femme de sa vie ? Une vocation de moine ? Ou bien la même vie madrilène, toujours agréable mais encore un peu plus vaine à ses yeux ? Il est temps de servir un petit alcool...

jeudi 3 novembre 2011

Comment se faire des amis (ou pas) (1ère partie)

  Dimanche soir, nous avons reçu un ami, Maxime.

  Oui, le fait paraît banal mais mérite tout de même d'être signalé à mes lecteurs.

  Car figurez-vous que le delta amical – pour les non-scientifiques, la variation totale du nombre d'amis – est nettement négative entre la fin de la vie étudiante et l'établissement d'une vie de famille, qui plus est si vous vous installez dans une région où vous n'avez jamais vécu avant de vous marier, et où la présence de vos chers bambins rend délicates les sorties inopinées au bar à tapas.

  Par conséquent, l'érosion naturelle du nombre d'amis au fil des années ne peut que difficilement être compensée par l'acquisition de nouvelles relations. Vous avez le choix entre différentes possibilités :

  • sympathiser avec la sage-femme le jour de la naissance de votre enfant. Profitez-en, c'est votre dernière sortie sans babysitter.
  • vous faire une bande d'amis formidables de vos collègues de travail. A condition qu'ils aient aussi des enfants, sinon les sorties improvisées du vendredi soir se feront sans vous. Vous pourrez toujours vous rattraper au séminaire de cohésion ou au paintball de fin d'année.
  • nouer des relations amicales avec vos voisins. Cela simplifie beaucoup les choses, et vous pouvez boire autant que vous voulez, vous rentrez à pied (attention quand-même, vous serez levé à sept heures du matin, comme les enfants, et si vous avez trop bu vous n'aurez pas eu le temps de digérer votre alcool. Sensation très désagréable garantie au réveil).
  • vous faire des tas d'amis à la sortie de l'école. Vous aurez la chance de les revoir tous les matins devant la porte de l'école, tous les midis devant la porte de l'école, tous les soirs devant la porte de l'école. Et aussi le samedi et le dimanche au jardin public. A ce rythme là vous avez intérêt à les apprécier, ou bien... bon courage.
  • lire des blogs, tenir un blog. On ne sait jamais, votre futur(e) meilleur(e) ami(e) se cache peut-être derrière une adresse URL ?

  Maxime, lui, a la chance de ne pas connaître ce genre de difficultés. Célibataire, habitant Madrid où il a effectué ses dernières années d'études, il y compte un nombre certains d'amis, d'amis d'amis, de relations, d'autres expatriés surtout, célibataires comme lui, disponibles, ayant le temps et les moyens nécessaires pour sortir fréquemment.

  Disons qu'il a à peu près autant de soirées libres dans sa semaine que nous en avons de prises en un mois – c'est ainsi.

 

(à suivre)

mardi 25 octobre 2011

Qui dit mieux ?

  Il y a des gens qui ont le chic pour vous faire sentir, peut-être d'ailleurs sans trop le vouloir, à quel point vous n'êtes quand-même pas grand chose. Très très peu de chose. Un peu comme si Grand Schtroumpf rencontrait le même jour Napoléon, Charlemagne et César. Grand Schtroumpf a beau être le chef du village, il fait tout de même pâle figure à côté des trois autres.

  Avec Nathalie, c'est pareil.

  Et hier, en sortant les enfants au jardin du verger, je suis passée devant la maison de Nathalie, et, comme cela arrive une fois sur deux, je suis tombée sur elle. Nathalie est souriante, toujours polie, très bavarde, mais souvent pressée. Il faut dire que Nathalie a une vie bien remplie. Elle fait tout en mieux, tout en plus grand, tout en plus vite. Elle ne le fait pas exprès pour avoir l'air meilleure que les autres, même si certaines mauvaises langues pourraient le penser, non, c'est sa nature. Elle a trois fois plus d'énergie que les autres, voit trois fois plus grand, et semble disposer de trois fois plus de temps que les autres pour faire trois fois plus de choses chaque jour. Je vous explique.

  • Beaucoup de femmes ont un mari. J'ai un mari. Mais Nathalie et son mari s'aiment plus que les autres. D'ailleurs, si vous les croisez dans une soirée, vous les reconnaîtrez facilement, ils se serrent souvent dans leurs bras, tellement ils s'aiment beaucoup plus que les autres.

  • Beaucoup de gens ont des enfants. J'ai trois enfants. Mais Nathalie en a le double. Et attend son septième, en pleine forme, malgré les trajets incessants pour l'école, le collège, la garderie, le solfège, le judo, le cabinet médical, le supermarché.

  • La plupart des gens disposent d'un logement. Mon mari et moi habitons un appartement. Mais Nathalie et son mari, eux, possèdent quatre maisons dans le quartier, qu'ils louent à des particuliers, en plus de la leur, sans compter les deux studios indépendants qu'ils ont fait construire au fond de leur jardin.

  • Beaucoup de personnes ont un travail. Et se reposent, samedi et dimanche, de leurs efforts de la semaine. Le mari de Nathalie, lui, a un métier prenant, de gros horaires. Mais le week-end, il retrousse ses manches, et effectue les gros travaux d'aménagement de sa maison et l'entretien de ses autres propriétés.

  • Beaucoup de femmes ont des activités personnelles. Moi-même, comme vous le savez, je suis très fière de faire partie depuis peu de la « commission bidule » de l'école. Mais Nathalie, elle, a une profession qu'elle exerçait encore à mi-temps avant la naissance de son sixième, et se consacre à de nombreuses responsabilités associatives, des activités bénévoles, la gestion locative de leurs biens, sans compter l'apprentissage du norvégien, langue maternelle de sa belle-sœur et de ses neveux. D'ailleurs il a fallu trois mois pour que nous trouvions une date qui lui convienne pour prendre un café à la maison.

  • La plupart des gens aiment se reposer en vacances. Pendant ces vacances de la Toussaint, nous nous reposons en famille, chez nous, nous prenons notre temps. Nathalie aussi se repose, elle trouve que cela fait du bien de temps en temps de ne pas partir de chez soi. Sauf que pour mieux se reposer, elle a invité de très bons amis avec leurs cinq enfants. Tous les quinze, ils passent de très reposantes vacances. C'est ce qu'elle m'a expliqué devant sa porte tout en continuant à discuter avec les amis en question, car Nathalie est aussi capable de participer à deux conversations simultanées.

  Je n'ai pas la prétention de concurrencer Nathalie. Je ne vivrai jamais sur la même échelle, j'aurai toujours une toute petite vie gentille mais un peu médiocre en comparaison à la sienne. Et parfois, je me demande si ce n'est pas cette pensée qui donne à son expression souriante et avenante, quand je la rencontre, un soupçon de satisfaction et d'assurance.

  Vous croyez que cela l'impressionnerait si je lui dis que je tiens un blog ?

dimanche 23 octobre 2011

Savoir dire non

Acte 1, juillet dernier, au jardin public, le parc Arborique

  Je rencontre Madame Ducour, une maman de l'école malheureusement pas encore partie en vacances. Madame Ducour va reprendre, à la rentrée prochaine, la responsabilité de la « commission bidule » de l'association des parents d'élèves de l'école. L'association, dont tous les parents sont membres d'office, compte une dizaine de commissions diverses destinées à animer la vie de l'établissement, organiser la fête de fin d'année, les ventes de gâteaux, le choix des livres de bibliothèque – bref, une vraie petite entreprise.

  Madame Ducour a besoin de monde pour la « commission bidule ». Pour différentes raisons, je ne suis pas du tout intéressée. Une autre commission, pourquoi pas, mais la « commission bidule », non. Pourtant je suis bien élevée, très polie, et je l'écoute d'un air vague et aimable, me composant une attitude savamment distraite destinée à lui faire comprendre que je n'ai aucune envie de prendre part à la « commission bidule », et essayant de changer de sujet le plus vite possible : « Et sinon, vous partez où en vacances ? »

  Je la quitte peu de temps après, fière de ma stratégie très efficace et de ma grande diplomatie. La « commission bidule », ce sera sans moi.

Acte 2, début octobre, dans la cour de l'école

  Je viens de récupérer mon fils à la fin de la matinée, l'esprit serein, le sourire aux lèvres, et je m'apprête à rentrer déguster un excellent déjeuner pâtes-steack hâché avant de reprendre le chemin de l'école une heure plus tard. Quand tout à coup, Madame Ducour surgit devant moi et, de but en blanc, me demande « Tu es toujours d'accord pour faire partie de la « commission bidule » ? »

  Non, je n'ai jamais dit que j'étais d'accord pour faire partie de la « commission bidule », et qui lui a permis de me tutoyer ? Prise au dépourvu, je baragouine que peut-être, je lirai votre mail, euh ton mail, on en reparle.

  Je rentre manger mon steack en me demandant ce qui a bien pu échouer dans ma fine stratégie du mois de juillet. Heureusement, j'ai confiance en mes talents, je vais inventer une excuse bidon, la « commission bidule » ce sera sans moi.

Acte 3, le lendemain, toujours dans la cour de l'école.

  « ALBANE ! » Madame Ducour m'interpelle d'une voix forte alors que je file déguster mon jambon-purée avec les enfants. Non mais ce n'est pas vrai, maintenant elle m'appelle par mon prénom, pourtant je ne me souviens pas lui avoir dit comment je m'appelle.

  « Alors Albane, tu as réfléchi pour la « commission bidule » ? »

  Un peu hésitante, mais sûre de l'effet escompté, je sors mon excuse bidon : « C'est-à-dire que ça va être compliqué cette année, mon mari va prendre de nouvelles fonctions, il va être très occupé, je vais tout devoir faire moi-même à la maison, j'ai peur de ne pas avoir le temps, ou peut-être juste pour donner un petit coup de main ponctuellement ».

  Regard vide de Madame Ducour.

  « Non mais tu sais, nous aussi c'est pareil, ça ne prend pas beaucoup de temps. On fait une réunion jeudi, si tu préfères à cause de tes enfants, on peut la faire chez toi ? »

  Je savais bien que mon excuse était bidon, mais Madame Ducour aurait dû comprendre que ça voulait dire non et me laisser tranquille. Et au lieu de ça, elle me propose de faire la réunion chez moi ! « On se rappelle », j'ai dit : toujours adepte de la tactique « gagner du temps ». Car mon but reste identique. La « commission bidule », ce sera sans moi .

Acte 4, le jeudi suivant

  La réunion de jeudi a été fixée par mail, mais j'ai pris bien soin de n'y répondre qu'après trois relances de Madame Ducour trois jours de suite dans la cour de l'école, afin qu'elle comprenne bien mon manque d'intérêt pour la chose. Sylvie (recrutée d'office, ce qui ne sera pas mon cas !) s'est proposée pour accueillir la réunion chez elle. Par la plus grande des malchances (ou était-ce un prétexte habile inventé par mon cerveau génial ? Personne ne le saura jamais.) une malencontreuse fuite d'eau m'empêche de prendre place au sein de la nouvelle composition de la « commission bidule ». Elles verront bien qu'on peut se passer de moi, finalement. La « commission bidule », ce jeudi matin, c'était sans moi.

Acte 5, le lendemain

  J'allume mon ordinateur. Tiens, encore un mail de Madame Ducour. Tiens, il est adressé à la directrice de l'école.

  « Madame la Directrice,

Je vous informe de la nouvelle composition de la « commission bidule » : moi-même, Sylvie X, Marie Y, et Albane. »

 

Voilà comment j'ai intégré la « commission bidule ». Je fais comment maintenant pour en sortir ?

lundi 17 octobre 2011

Papa, Maman, et la CAF

  Il paraît que certaines personnes ont des enfants dans le but de toucher les allocations familiales. C'est peut-être vrai, mais je crois surtout que ce qui convainc les gens de fonder une famille, c'est le magazine de la Caisse des Allocations Familiales.

  Vies de famille, ainsi s'appelle-t-il, et je l'ai reçu ce matin. Invariablement accompagné d'une offre publicitaire pour Yves Rocher, apparemment partenaire beauté des mères de famille, c'est de loin ma lecture préférée. Peut-être même avant TV magazine.

  Vies de famille vous renseigne sur vos droits. Chaque mois, il vous recommande de bien déclarer vos revenus (avec, pour vous convaincre, une photo d'une jolie jeune femme remplissant sa déclaration d'impôts avec un beau sourire et son crayon à papier). Et chaque mois, il vous rappelle à quelles allocations vous avez droit, et sous quelles conditions.

   Vies de famille est un magazine interactif. Vous pouvez poser vos questions à propos de vos prestations à la Caisse des Allocations Familiales, et vous obtiendrez une réponse en page 2. Ce qui est formidable, c'est que les lecteurs allocataires qui demandent ainsi un renseignement envoient tous spontanément une très belle photo d'eux, où ils arborent un magnifique sourire et respirent la joie de vivre. La photo est accolée à la question posée, et ce même si celle-ci ressemble à la suivante : « Mon mari et moi-même sommes séparés, je suis chômeuse et invalide suite à une tentative de suicide, combien vais-je toucher pour élever mes huit enfants ? », qu'à cela ne tienne, le grand sourire est de rigueur. Merci la CAF !

  A propos de chômeurs, Vies de famille prend soin de ses lecteurs et consacre chaque mois une rubrique entière à la recherche d'emploi. Ce mois-ci, vous saurez tout sur les réseaux sociaux et le moyen de les utiliser pour vous faire recruter. Surtout, le grand but de Vies de famille, c'est de remettre au travail toutes ces incapables de mères au foyer. Numéro après numéro, la revue leur répète inlassablement qu'elles passent à côté de leur vie, que le congé parental c'est bien (avez-vous droit au complément de libre choix d'activité ? Cf page 5), mais que plus il est court, mieux c'est, que les enfants s'épanouissent mieux quand leur maman gagne de l'argent, et que de toute façon c'est comme ça, point.

  Car Vies de famille est écrit par des professionnels, des psychologues, des psychomotriciens, des médecins, des experts qui savent mieux que vous ce qui convient à votre famille, vous qui n'êtes ni psychologue ni quoique ce soit d'autre (et qui même, parfois, êtes mère au foyer, c'est dire !). Vie de famille vous éclaire de ses lumières. Les châtiments corporels, c'est mal ; les ados ont besoin d'autorité pour se construire ; manger des fruits et légumes c'est bon pour la santé ; il faut faire vacciner ses enfants. Le guide des parents parfaits, tous les mois, dans votre boîte aux lettres !

  Et si jamais le magazine ne résout pas vos difficultés éducatives, vous pouvez poser vous-même vos questions (sans envoyer de photo, cette fois, les photos c'est juste pour les renseignements sur les prestations, en page 2). Un psychologue vous répond. Cette semaine, c'est Martine (52) qui demande si elle doit dire à sa fille de 18 ans qui sort avec un homme de quinze ans de plus, qu'elle commet une erreur. Elle fait bien de demander, car la réponse est non ! « Si elle ne vous demande rien, gardez-vous d'intervenir. » Elle est majeure, la gamine, quand-même. De quoi elle se mêle, Martine ?

  Bref, vous l'aurez compris, faites vite des enfants, deux si nécessaire, pour toucher les allocations familiales et recevoir votre magazine Vies de famille. Même si, par malheur, je viens d'apprendre dans le numéro d'aujourd'hui que Vies de famille change de formule, et ne paraîtra plus que quatre fois par an. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir lire en attendant le mois de février ?

mercredi 12 octobre 2011

Une bonne adresse dans la capitale

  Ce furent les heures les plus sombres de mon histoire. Mon espace vital était menacé, plus que menacé, envahi, et seule une extermination rigoureuse et systématique m'a valu de prendre le dessus. Pourtant, seule contre une engeance pareille, je n'aurais rien pu faire, si ce n'est fuir comme réfugiée politique quelque part, abandonnant mes biens et mon territoire à l'ennemi.

  Pour vaincre, pour balayer la domination despotique de l'envahisseur, chasser l'occupant, reprendre possession des lieux, il me fallait l'appui d'une équipe de scientifiques. Des savants spécialisés dans un art délicat, maîtrisant des connaissances complexes. Et aussi, des armes. Des armes de destruction massive, des armes biologiques, des armes mécaniques, des armes de haute technologie, enfin.

  Et puis, car c'était la guerre, il m'a fallu me débarrasser de mes préjugés. Abandonner mes scrupules, mes réticences. C'était eux ou moi, et quand il est question de survie, il n'est plus de place pour l'hésitation. Ne plus voir ses ennemis comme des être vivants, se dépouiller des sentiments les plus humains, les plus naturels, et, en serrant les dents, être prêt à tout pour sauver sa peau. Aller jusqu'à tuer.

  C'était il y a six ans. Le territoire occupé, c'était les 20 m² que j'habitais alors, étudiante, dans le 14ème arrondissement. Un petit studio au premier étage, sur cour, dans un immeuble pittoresque datant de la fin du 19ème, tout de bric et de broc, dont le plancher craquait au moindre pas, avec un voisinage cosmopolite et bigarré : des italiens bruyants, des asiatiques discrets, de chaleureux concierges polonais.

  Et puis, un jour, des souris. De minuscules petites souris qui parvinrent à se glisser à travers les trous percés dans le plancher autour des tuyaux d'arrivée d'eau. Cinq centimètres de fourrure, quatre pattes, un estomac insatiable, et une intrépidité à toute épreuve. Elles avaient repéré les lieux un week-end en mon absence, apprécié la qualité de mon matelas, savouré des restes de biscuit, goûté au confort de mon appartement, et laissé partout de jolies petites traces de leur passage. Et elles avaient décidé de rester. C'est à peine si elles avaient peur de ma présence. Cinq centimètres de fourrure m'ont chassée de chez moi. Comment aurais-je pu dormir en entendant leurs petites pattes trottiner à toute allure sur ma moquette, sur ma table, jusque dans mon lit ?

  C'est alors que j'ai fait appel aux spécialistes. Les pages jaunes, un métro, une correspondance, et j'y étais. Les spécialistes ont pignon sur rue et tiennent boutique en plein cœur de la capitale. Dès que j'ai aperçu la vitrine, avec le jaune cru de sa peinture, avec ses motifs décoratifs en forme d'insectes, avec ses faux cadavres de rats suspendus dans le vide, son étalage de pièges, de flacons aux contenus mortels, de poisons et d'appâts, ses blattes factices et ses photos en gros plans de cafards et de puces, j'ai su que j'avais frappé à la bonne porte.

Cette porte, c'est celle de la science des nuisibles.

  A la science des nuisibles, on maîtrise son sujet. J'en suis ressortie le cœur plus léger, le portefeuille aussi, certes, l'esprit rempli des savants conseils du spécialiste, et un sac jaune plein d'engin de mort et de destruction.

  Je ne vous décrirai pas par quelles atrocités j'ai dû passer pour éradiquer de mon appartement la race maudite des souris. Je vous dirais seulement que je m'en suis débarrassée, au prix toutefois d'une seconde visite à la science des nuisibles, ayant eu le tort, par souci d'économie, de ne pas suivre à la lettre les prescriptions de mon fournisseur. Car je peux vous assurer que, s'il prête à sourire aux inconscients qui n'ont pas vécu l'enfer d'une invasion de rongeurs ou autres insectes répugnants, le terme de « science » n'est pas usurpé. A la science des nuisibles, on connaît les mœurs de vos ennemis dans les moindres détails, on sait leurs faiblesses, et on dispose d'un arsenal complet d'armes sophistiquées et efficaces.

  A la science des nuisibles, on rend service à son prochain. La boutique est peut-être moins glamour que celle de Boucheron, mais si je devais n'en garder qu'une, je n'hésiterais pas à sacrifier les diamants et les rubis pour un peu de mort-aux-rats.

la-science-des-nuisibles.JPG

lundi 10 octobre 2011

L'ivresse, quelle ivresse ?

  A chaque fois c'est pareil. On se prend à espérer, on y croit, et il faut dire que les faits nous donnent raison. Les faits, ce sont les résultats de l'équipe de France de football aux matchs de n'importe quelle sélection pour la prochaine coupe du monde, d'Europe, de l'univers, selon les années. Ça commence toujours mal, très mal. Des matchs catastrophiques, des commentateurs dépressifs, des pronostics pessimistes, des joueurs pitoyables (paraît-il). Aucun esprit d'équipe, une défense molle, une attaque plus inconsistante encore.

  Et comme à chaque fois, hier soir, les Bleus se sont qualifiés. De justesse (je tiens mes informations de Monsieur). Mais je le savais. Une minute avant le tir-au-corner-ou-je-ne-sais-quoi décisif, qui a permis à notre équipe nationale de se qualifier pour le prochain tournoi estival destiné à pourrir les soirées de millions de femmes dans le monde, une minute avant, je disais à Monsieur, spectateur anxieux du match (mais feignant l'indifférence), pendant que je finalisais une commande La Redoute, je prophétisais donc : « Pff... ils vont se qualifier, c'est toujours comme ça. Et puis ils iront en demi-finale, comme toujours. »

  Une minute après, la France égalise, les pauvres bosniaques, qui y avaient cru jusqu'alors, n'ont pas réussi à remonter leur score. C'est un match nul sans gloire pour les français, mais comme disent les commentateurs, ragaillardis par le résultat : « Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse ».

  Les français sont fous de joie.

  Et les françaises, alors ? Je ne parle même pas du fait qu'on a été privées de Koh-Lanta vendredi.

  Pour la peine, je vais passer une commande aux 3 Suisses, tiens.

samedi 8 octobre 2011

Palme d'or

  J'attendais l'événement depuis des semaines, avec une impatience croissante. J'avais libéré ma soirée, réservé la date, noté celle-ci dans mon agenda, fait garder les enfants, prévenu Monsieur, pris toutes mes dispositions. Le film de l'année ! Avant-première en présence de la réalisatrice, salle comble, scénario génial, brochette d'acteurs surdoués, dialogues ciselés, bande son du tonnerre, de l'action, beaucoup d'émotion, une bonne dose d'humour. Applaudissements à tout rompre à la fin de la séance, un succès monstre.
  « Une journée dans la classe de moyenne section », ainsi s'intitulait le film réalisé par l'enseignante de mon fils, projeté hier au cours de la réunion des parents.
  En fait, j'exagère un peu, vous n'avez rien manqué. Le gros intérêt du film, c'est quand-même d'apercevoir son cher rejeton et de constater qu'il est bien plus intelligent et bien plus beau que les autres, et si vous n'avez pas d'enfant dans la classe, vous risquez de trouver le temps un peu long. La scène « joue avec ton carton en salle de motricité » manque un peu de rythme, au bout de quatre minutes à voir des gnomes pousser leurs emballages et se cacher dedans, on s'ennuie un peu. En revanche, on retient son souffle dans la scène haletante « la classe de moyenne section descend l'escalier pour se rendre en récréation » : lequel va tomber le premier ? Combien d'autres enfants va-t-il entraîner dans sa chute ? Je vous rassure, ils sont tous arrivés vivants en bas, mais je ne sais pas combien de prises ont été nécessaires. Idem, on aurait aimé accélérer la séquence « Achille dessine sa maman » ou encore « les enfants du groupe bleu jouent au jeu des escargots ». En revanche, quelle joie d'entendre tous ces adorables bambins réciter d'une seule voix la magnifique poésie « Si j'étais tout le temps à la maison » dont je vous ai longuement parlé, avec les gestes en plus ! Voilà de quoi étreindre le cœur de leurs heureux parents. Tout aussi émouvant, la chanson entonnée en chœur par les trente deux petites voix, sans compter l'interprétation sirupeuse diffusée par le lecteur-CD, trente-deux petites voix parfaitement dissonantes, désaccordées, inharmonieuses, un massacre musical qui n'avait pas l'air de choquer la maîtresse. Un seul regret, la voix-off quelque peu irritante, avec son ton haut perché un peu infantilisant, du genre « Alors Jeanne, explique-moi ce que tu as fait là ? » devant un gribouillage informe, ou bien « Non Arthur, est-ce qu'on dit « t'es moche » à sa maîtresse ? ».
  Bref, j'ai quand-même passé un moment formidable.
  D'autant plus qu'il a mis fin aux douloureux instants qui le précédaient : avant la diffusion du film dans la salle d'éveil, nous étions invités, nous, parents, à visiter la salle de classe de nos enfants. Et là, c'est toujours pareil : depuis le jour où je suis rentrée en CP en ayant sauté la grande section et où je me suis retrouvée toute perdue dans la cour des grands, j'ai toujours plus ou moins l'impression de ne pas être à ma place en collectivité, et j'aime toujours aussi peu les rentrées scolaires. Hier soir, ça grouillait de mamans, certaines maquillées comme pour un grand soir – quelques papas étaient là aussi – et visiblement elles se connaissent toutes. Et que je te tutoie, et que je t'appelle par ton prénom, et que je suis la meilleure amie de tout le monde. J'ai dû rater le week-end d'intégration des parents. Les seules personnes que je connais un peu étant par malheur absentes (les mauvaises mères !), j'en ai été réduite à faire semblant de me passionner pour le poisson rouge dans son aquarium et pour le bac de duplos au fond de la classe. J'ai même pris mon courage à deux mains pour me rapprocher d'un groupe ou d'un autre, et prendre part à la conversation, mais rien n'y a fait : je suis retournée me donner une contenance devant le coin cuisine.
  Autre moment mémorable, à l'issue de la projection du film : les questions des parents ! Est-ce que vous allez emmener les enfants à l'opéra, est-ce que vous avez un projet « fil rouge » cette année, est-ce qu'il y a des problèmes de violence dans la classe (réponse positive, gloups), est-ce qu'il y a des objectifs à atteindre en moyenne section... Quant à moi, j'aurais surtout voulu demander si mon fils a des amis, s'il met bien son manteau en récréation, si c'est bien vrai que Gaspard lui a donné un coup de poing, s'il ne pleure pas trop longtemps parfois le matin, mais je n'ai pas osé, évidemment, la maîtresse m'aurait regardée d'un drôle d'œil, et la maman de Gaspard aussi d'ailleurs. Alors je suis restée bien sagement assise tout au fond en écoutant l'institutrice nous dire que « le matin, on fait des mathématiques » et que, lorsqu'un enfant n'est pas sage, « c'est l'occasion de faire de la philo, savoir quels mots qu'on peut dire, quels mots qu'on peut pas dire ».
  Finalement, j'aurai retenu deux choses : la grammaire, ça attendra la grande section ; et pour la descente des marches, à Cannes, il y a encore du travail.

mercredi 5 octobre 2011

Pour le meilleur et pour le pire

  Vous vous souvenez sans doute de Tante Claudine et de son tact exquis. Tante Claudine est une parente proche, du côté de Monsieur, mais c'est souvent Oncle Maurice que nous avons au téléphone. Ce n'est peut-être pas plus mal, car lorsque Tante Claudine se prend à nous passer un coup de fil, Monsieur – car c'est à Monsieur que Tante Claudine tient à s'adresser – en a pour une demi-heure au bas mot de monologue interminable rarement ponctué de quelques questions sur nos propres personnes.
  Il y a toutefois des occasions qui provoquent immanquablement une communication téléphonique de longue durée : les mariages et les enterrements. Dans les quelques jours qui suivent l'un ou l'autre de ce genre d'événement, inévitablement Tante Claudine éprouve le besoin impérieux de faire un récit exhaustif de la cérémonie en question et de la réception qui a suivi : la robe de mariée, le cercueil, la pièce montée, la mise en terre, les chants funèbres, la bénédiction nuptiale, la décoration de la salle, les couronnes de fleurs, les demoiselles d'honneur, les croquemorts, les larmes de joie, les larmes de chagrin, le cortège funéraire, l'ouverture du bal.
  Plus encore que les mariages, Tante Claudine adore les enterrements. Il faut dire qu'elle ne sort pas beaucoup, qu'Oncle Maurice et elle ne reçoivent jamais, et que par conséquent, dans un univers amical assez austère, les obsèques constituent des événements mondains de grande importance, parce qu'ils réunissent les membres de sa famille que Tante Claudine ne se donne jamais la peine d'inviter, et d'anciens amis que Tante Claudine a perdus de vue faute de leur donner des nouvelles, et parce que Tante Claudine aime les émotions fortes que lui procure toujours une inhumation. De plus, dans la plupart des cas, Tante Claudine n'a rien a faire d'autre qu'être présente, assister à la messe, à la mise en terre, et parfois au buffet, sans aucun effort de sa part.
  Même endeuillée, Tante Claudine ne laisse jamais soupçonner son chagrin. En revanche elle montre une grande curiosité pour les circonstances médicales du décès. Il ne lui suffira pas de savoir que le défunt est mort de vieillesse, passés les quatre-vingt quinze ans, elle voudra en savoir plus. Le cœur, les poumons, l'estomac ? On se demande si elle n'a pas raté une vocation médicale – en médecine légale en tout cas. Exposer les détails des dernières souffrances des trépassés ne lui fait pas peur, même à table : je me souviens de ce déjeuner où elle nous avait décrit précisément les spectaculaires maladies qui avaient emporté deux ou trois de ses connaissances en quelques mois, et en particulier de cet homme qui respirait de moins en moins bien et qui avait fini par mourir étouffé – scène mimée avec réalisme par Tante Claudine entre le fromage et le dessert.
  Tante Claudine assiste à tous les enterrements qui la touchent de près ou de loin, et, contrairement à beaucoup qui ne s'émeuvent que pour la disparition d'un proche, elle ne néglige aucune occasion plus ou moins immédiate de pleurer un mort.
  Justement, c'est bouleversée qu'elle nous a téléphoné dimanche pour nous annoncer trois décès de la plus haute importance : un ancien collègue d'Oncle Maurice vient de perdre un fils dans un accident il y a dix jours ; la belle-sœur de la voisine de Tante Claudine est décédée dans sa maison de retraite la semaine dernière, et le cousin du parrain d'Oncle Maurice a perdu sa mère vendredi. Elle a vibré pour chacun d'entre eux, nous a raconté tous les détails connus, se considérant triplement en deuil. Des deuils à la mode de Bretagne, si l'on peut dire : elle ne connaissait aucun des trois défunts.
  « La semaine a été très dure » nous a-t-elle confié.