samedi 24 décembre 2011

Dîner au cabaret

  Nous étions conviés hier soir au dîner de fin d'année du service de Monsieur. Certes, la soirée m'a donné une bonne raison a posteriori d'avoir commandé cette petite robe bleue, et j'étais contente de pouvoir rencontrer les collègues de mon mari que je ne connaissais encore que de nom ; pour autant, c'est toujours avec un peu d'appréhension que je l'accompagne à ce genre de soirée parfois assez ennuyeuse.
  Mais c'était sans compter le talent de l'assistante du service, chargée d'organiser la soirée. Car c'est dans un cabaret qui a été réservé : « Le plus drôle, le plus chaleureux des cabarets de la ville » !
  Vingt heures, nous arrivons dans l'établissement où une quinzaine de collègues et leurs conjoints sont déjà présents. Un employé, en costume de groom mais tout de noir vêtu, nous invite à nous enfoncer dans un couloir : la salle de spectacle s'ouvre devant nous. « Vins ma binche, n'a pas peur ! ». L'homme qui s'adresse à moi, Viko, porte un manteau bigarré, et un immense chapeau brillant. « J'ta présente Miss Banjo, vins, entre ». Miss Banjo est une femme magnifique de deux mètres de haut, court-vêtue d'un costume encore plus chatoyant, couvert de paillettes et de plumes. Sous sa parure et son maquillage, Miss Banjo a le cou un peu fort, les genoux osseux, de grosses mains viriles, une voix grave et rauque. Le ton est donné, la soirée peut commencer...
  Nous prenons place pour dîner autour des longues tables alignées courant vers la petite scène. Le rideau se lève soudain, la lumière inonde la scène dans une débauche de fumigènes : revoilà nos amis Viko et Miss Banjo. En patois, toujours, les deux comédiens cabotinent tandis que le public déguste son entrée. Place à la musique : deux chanteurs, une jeune femme bien en chair quelque peu serrée dans sa robe, et un jeune homme distingué au maquillage raffiné, que nous reconnaissons pour nous avoir servi le premier plat, se succèdent micro à la main. Quand on n'a que l'amour, La salsa du démon, Sunny, Félicie... le répertoire est éclectique, on se croirait presque à la Nouvelle Star. Les voix ne sont pas désagréables mais on sent qu'elles n'auraient peut-être pas convaincu un jury exigeant. Miss Banjo, elle, semble chanter en play back, mais, en tenue légère, se dandinant sur sur ses hauts talons, elle agite mieux que quiconque la parure de plumes colorées qui forme une roue ondoyante dans son dos. Les rires fusent discrètement dans la salle.
  Tranchant sur le reste des artistes, deux contorsionnistes, une jeune femme souriante et son acolyte musclé étirent lentement leurs membres souples en des attitudes extraordinaires. Certes, nous avons vu des dizaines de fois ces mêmes figures à la télévision, mais malgré le léger tremblement que nous devinons parfois, malgré quelques infimes maladresses, la poésie se dégage, les cliquetis de fourchettes cessent, la salle retient son souffle.
  Ce n'est pas le cas des deux ou trois tours de magie qui nous sont présentés par ce cher Viko – le comédien pallie la rareté de ses talents de prestidigitateur par un humour de plus en plus raffiné. Le jeune serveur qui l'assiste, entre deux chansons, manque aussi d'entraînement : enfermé dans la cage derrière le rideau qui se lève et retombe rapidement, il n'a eu que le temps de retirer ses vêtements sans pouvoir enfiler un autre costume que celui d'Adam...
  Le pire moment pour l'assistance arrive – ma hantise depuis le début du spectacle : à une ou deux reprises, Viko souhaite faire participer le public, et descend dans la salle désigner parmi les convives attablés les comédiens éphémères qui auront l'honneur de l'accompagner sur scène et de partager sa gloire. Le projecteur balaie le public, chacun tremble intérieurement de peur de le voir s'arrêter sur sa personne... ouf, il est passé, je peux assister sans crainte à la grande détresse des trois collègues montés sur scène, invités à mimer un drame passionnel oriental qui laissera des souvenirs indélébiles à l'ensemble de leur service !
  Les plats et les numéros se succèdent, le café annonce la fin de la soirée. Le public se lève rapidement, après avoir salué la performance des artistes ; il est temps de quitter ce temple de l'art et du bon goût. Demain, devant d'autres convives, à la même heure, dans la même salle, pour la soirée du réveillon de Noël, Viko sortira les mêmes facéties avec la même gouaille, Miss Banjo agitera ses plumes avec la même grâce, et les chanteurs pousseront la même chansonnette entre deux services.
  Ailleurs, cette nuit de Noël, il y aura moins de paillettes, moins de fumigènes, moins de bruit – peut-être quelques chants de Noël. Mais la magie, là, sera palpable. Nous la verrons briller dans les yeux des enfants.
 
Joyeux Noël...

lundi 19 décembre 2011

On se tutoie ?

  Dans les relations que nous entretenons avec ceux qui nous entourent, il y a des usages sur lesquels tout le monde s'entend. On se serre la main droite, on se dit bonjour, au revoir, on ne pose pas de question indiscrète, et on ne rentre pas par effraction dans le domicile d'un tiers.
  Mais il y a un domaine qui reste soumis à l'appréciation personnelle, très variable selon les individus : le tutoiement et le vouvoiement.
  Imaginez. Vous discutez avec un voisin, de trente ans de plus que vous, que vous commencez à peine à connaître depuis deux semaines qu'il habite votre immeuble. Vous entretenez pour la deuxième ou troisième fois une conversation très générale, tout à fait banale, sur la couleur des boîtes aux lettres ou l'emplacement du local poubelles, quand brutalement, à un moment que vous ne pouvez absolument pas prévoir, arrive la question fatidique :
- On peut se tutoyer si tu veux ?
  Il est à noter que les partisans du tutoiement sont en position de force face aux habitués du vouvoiement qui, à moins de prendre le risque de vexer leur interlocuteur, n'ont souvent pas d'autre choix que d'accepter cette proposition, laquelle, de plus, se veut une grande marque d'amabilité et de simplicité.
- Ah, oui, si vous voulez. Euh, si tu veux, volontiers. Et donc, vous en pensez quoi du local poubelle, enfin je veux dire, tu en penses quoi ?
  Pour un individu pour qui le vouvoiement n'est pas naturel, la situation est toujours quelque peu pénible. Même si l'on a l'impression de se faire un peu forcer la main, de se faire imposer une familiarité qui semble parfois inappropriée, il faut essayer de paraître satisfait, sans excès toutefois, et surtout surveiller attentivement ses propos pendant plusieurs jours pour chasser le « vous » qui a tendance à surgir inopinément à la place du « tu ».
  Plus délicat encore, certains inconnus que personne ne vous à présentés s'adressent parfois à vous de but en blanc en vous tutoyant sans vous demander votre avis, estimant que le fait que vous vous trouviez tous les deux occupés à la même activité dans le même lieu au même moment crée d'emblée une familiarité suffisante pour bannir des formes de politesse jugées excessivement alambiquées. Par exemple, dans la queue du self-service de votre entreprise, la personne qui se trouve devant vous, et que vous ne connaissez ni d'Eve ni d'Adam, se retourne brusquement vers vous :
- Tu as vu ce qu'il y a au menu ?
  Il est recommandé, autant que possible, de ne pas sursauter, et de garder pour soi des réponses malheureuses telles que « Pardon, on se connait ? » ou « On n'a pas élevé les cochons ensemble ! ». Bien-sûr, s'il se trouve que vous êtes le directeur de la société, vous pourrez toujours vous permettre de reprendre l'insolent qui s'adresse à vous sans aucune considération, mais si vous avez le malheur de n'être que le stagiaire du fond du couloir, vous aurez rarement votre mot à dire. La seule chose que vous pourrez faire, en dégustant vos carottes râpées, ce sera de vous demander pourquoi le tutoiement vous est si peu naturel. Êtes-vous victime d'un traumatisme remontant à l'enfance ? Avez-vous subi une mutation génétique ? Ignorez-vous l'existence d'une loi imposant le tutoiement, d'un onzième commandement, d'un énième droit de l'homme ? Ou bien êtes-vous né à la mauvaise époque, suite à un paradoxe temporel ?
  Remarquez que la seule tentative de régler définitivement la question fut celle des Sans Culotte de la Convention qui imposèrent par décret l'usage, enterré deux ans plus tard par la Convention Thermidorienne, du tutoiement obligatoire.
  A l'époque, on savait trancher un sujet.

samedi 17 décembre 2011

Un bon trimestre

   J'en tremblais par avance. Certes je ne suis pas mécontente que les vacances scolaires aient enfin mis un terme provisoire aux quatre kilomètres quotidiens de conduite à l'école sous une pluie diluvienne avec force bourrasques, ce dont je me passerai bien volontiers la semaine prochaine, à part pour une prochaine virée au supermarché en vue du repas de Noël...
   Mais je savais bien que vendredi soir, en allant rechercher mon fils dans sa classe de moyenne section, je récupèrerais, en plus du « cahier de vie » (mais où vont-ils chercher ces expressions ?), le carnet d'évaluation. Sous son air tout à fait quelconque le carnet d'évaluation, soigneusement choisi pendant l'été en suivant à la lettre les pointilleuses instructions de la liste de fournitures, peut vous gâcher vos vacances de Noël.
   Car les vacances de Noël marquent la fin du trimestre. Et qui dit trimestre dit évaluation, et qui dit évaluation dit carnet d'évaluation. Oui, même en moyenne section. Et comme votre enfant n'a pas plus de quatre ans, difficile de lui reprocher des résultats insuffisants. Alors c'est vous, parents, éducateurs, qui vous sentez jugés. Vous aurez beau vous dire que votre rejeton est encore loin de passer son bac, une appréciation défavorable pourrait contrarier les rêves de réussite que vous formez pour lui.
   Bref, hier soir, une fois rentrée de l'école, tremblant de froid et d'anxiété, m'assurant que Fiston n'était pas dans les parages pour assister à mon éventuel désarroi, j'ai ouvert le redoutable carnet d'évaluation.
   Première remarque : je me réjouis de ne pas être daltonienne. En effet, l'acquisition des multiples compétences demandées aux élèves de moyenne section, qui forment une longue liste de treize pages et demi en police 10 (par exemple, « jouer à Lapin a du chagrin », « devenir élève », « utiliser la bande numérique »...) est sanctionnée par un petit rond de couleur verte, orange ou rouge selon le degré de réussite de votre enfant.
   Heureusement pour moi, la dominante verte m'a assez vite rassurée. Mais les points colorés ne sont pas tout, et c'est avec frénésie que j'ai balayé les treize pages et demi jusqu'à la fin, cherchant avec appréhension l'appréciation écrite par la maîtresse. A côté de la case « signature des parents », par laquelle Monsieur et moi manifesterons notre lecture attentive et déférente du carnet, une grande case remplie d'une belle écriture appliquée, une écriture d'institutrice, nous renseigne :
« XXX a fait un bon trimestre »
   Ouf ! Le soulagement est sensible. J'ose à peine imaginer ce que feront les pauvres parents qui ont lu en même temps que moi que leur enfant « a fait un mauvais trimestre ». En fait, ça m'est égal, tout ce qui compte c'est que nous attendrons la grande section de maternelle pour nous ruiner en cours particuliers chez Acadomia.
   J'ai poursuivi ma lecture. Hélas, le tableau n'est pas aussi rose (ou vert, rapport aux points de couleur) que ce que j'imaginais.
« XXX devrait cependant « grandir » davantage... »
   Il me semblait que cela allait de soi, que les enfants grandissent tous seuls, généralement. « Oh, comme ils ont grandi ! » : vous savez, c'est ce que vous entendez toute leur enfance, après l'avoir entendu tout au long de la vôtre.
« ... et prendre plus d'assurance »
   Ça y est, je le savais ! La maîtresse m'a observée, à la réunion parents-enseignants du début d'année, en pleine discussion passionnée avec les autres mamans. C'est un message codé, je pense : « Votre enfant manque d'assurance, mais regardez-vous, Madame, pas étonnant ! »
« Nous attendons de lui qu'il nous fasse partager ses connaissances plus spontanément. »
   Alors là, pardonnez-moi, mais je sais qui est coupable. Quand on se souvient de la première poésie enseignée à nos têtes blondes dès le début du mois de septembre, on se demande par quel miracle nos enfants pourraient encore avoir envie de partager leurs connaissances personnelles, puisqu'ils n'en ont aucune (enfin, presque aucune, soyons juste).
  J'ai félicité Fiston pour son bon trimestre, parce qu'il le mérite, tout de même. Partager ses connaissances, prendre de l'assurance, grandir... il aura tout le temps plus tard, au deuxième trimestre. En attendant, qu'il profite de ses vacances !
  Et de son enfance...

mercredi 14 décembre 2011

Un conte de Noël

    C'est un endroit familier, vaste et parfois mystérieux. Le petit Gaspard en connaissait tous les recoins et toutes les allées. Il savait par expérience, car sa maman l'y conduisait souvent, pour sa plus grande joie, qu'on y trouve beaucoup de belles choses, de choses étonnantes parfois, et souvent délicieuses – car, il faut le dire, Gaspard est assez gourmand.
  Ce matin, Gaspard y est entré. La pluie tombait à verse au dehors, et le petit garçon rejeta sa capuche en arrière. Il poussa un cri de surprise et d'admiration : les lieux lui apparurent entièrement transfigurés. Il découvrit avec émerveillement les guirlandes dorées filant sous le plafond, les arbres de Noël enneigés, sur la gauche, d'autres, décorés et lumineux, un peu plus loin, les cascades de boules brillantes, les étoiles scintillantes suspendues et se balançant doucement au-dessus de lui. Il entendit résonner au loin des chants de Noëls, et dans chacune des galeries qu'il parcourait l'une après l'autre, c'était une avalanche de lumières et de couleurs, un enchantement qui lui arrachait sans cesse de nouveaux cris de joie.
  Partout autour de lui, dans ce décor féérique, surgissaient à leur tour des douceurs exquises. Des chocolats fins, des biscuits de Noël, des fruits rares aux couleurs vives, des pâtes d'amandes, des brioches et des pains d'épice s'offraient aux regards et ne demandaient qu'à être saisis et dégustés.
  Gaspard fut soudainement tiré de sa contemplation par le maître des lieux qui, poussant un traîneau croulant sous une quantité de délicieuses pâtisseries, surgit devant lui. Il connaissait bien Gaspard et ses frères. Comme toujours, il avait son bon sourire plein de gentillesse, et malgré son âge, cette étincelle pétillante, pleine de jeunesse, dans le regard. Comme d'habitude il s'adressa au petit garçon, l'appela par son prénom en se penchant à sa hauteur, et, sur un ton mystérieux, l'invita à le suivre.
  Gaspard n'hésita qu'un instant et se résolut à accompagner le maître jusque dans une pièce secrète, où personne ne pouvait jamais pénétrer, une pièce où il cachait d'innombrables trésors. Il en sortit, sous les yeux de Gaspard émerveillé, trois grands sachets fermés par trois rubans dorés, contenant trois Père Noël en chocolat, trois magnifiques friandises qu'il tendit au petit garçon en lui demandant d'en remettre une à chacun de ses frères. Gaspard, tout étourdi de surprise, eut à peine le temps de remercier, que le généreux homme avait déjà disparu comme par magie.
  Le petit garçon, chargé de ses précieux présents, rejoignit sa maman. Avant de partir, elle déposa les victuailles qu'elle avait choisies sur le tapis enchanté ; celui-ci avança de lui-même jusqu'à la dame que Gaspard connaissait bien également, elle qui était l'auxiliaire du maître des lieux.
« Nous avons aussi des chocolats que votre patron a offerts aux enfants, signale la maman de Gaspard ; comme ils sont un peu cassés, ils ne pourront pas être mis en rayon ».
  La caissière sourit en hochant la tête. Depuis deux ans qu'elle travaille dans ce supermarché, elle connait bien la gentillesse de son patron. « Au revoir », lui dit Gaspard, répondant à son salut.
  Derrière le petit garçon, les portes automatiques se referment sur les rayons richement décorés du magasin. Dehors il fait très sombre, la pluie tombe de plus en plus fort, mais à travers les vitres un rayon de lumière parvient encore jusqu'à Gaspard, qui s'éloigne en serrant contre lui les trois précieuses figurines en chocolat.

samedi 10 décembre 2011

Dialogue de sourds

  Midi. Les enfants viennent de passer à table. Pour le moment ils sont calmes, les assiettes sont posées devant eux, je donne son repas au plus petit, les plus grands tentent se débrouillent à peu près tous seuls, avec mon aide quand elle s'avère nécessaire.
  Le téléphone sonne. Je n'ai jamais tellement aimé téléphoner, mais là ça tombe vraiment mal. Je vais décrocher.
- « Allo Albane ? C'est Noémie ! »
  Je lui glisse que je suis en train de faire manger les enfants, mais Noémie, qui ne m'a pas demandé si elle appelle au bon moment, n'a qu'un bébé de quelques mois seulement, elle ne se rend peut-être pas encore bien compte... J'aurais dû lui proposer de la rappeler plus tard, mais, pleine d'optimisme, je n'en ai rien fait, pensant bien pouvoir bavarder paisiblement un quart d'heure tout en surveillant les enfants.
  Grossière erreur. Au bout de trois minutes, ils ont bien compris que je n'étais plus là pour eux, et se sont mis à parler. Puis à rire. Puis à parler encore plus fort. Impossible d'entendre quoi que ce soit. J'ai beau gesticuler en silence pour leur intimer de rester assis et de manger, fronçer les sourcils à l'excès, le tout en continuant ma conversation avec Noémie, ils se lèvent, font tomber leurs couverts, chahutent, s'esclaffent, pouffent bruyamment.
- « Pardon, qu'est-ce que tu as dit, Noémie, tu vas suivre une formation ? »
- « Oui, une formation de ...................... »
- « De quoi, pardon ? »
- « Une formation de ................. »
- « Attends, excuse-moi, tu peux répéter ? »
- « Une formation de ........................... »
- « Désolée mais je n'ai toujours pas entendu ? »
- «  Tu as les oreilles bouchées, tu es enrhumée peut-être ? »
- « Non, non, ce sont les enfants qui font beaucoup de bruit, là, tu comprends. Les enfants, du calme ! Donc, tu disais, ta formation ? »
- « Oui, une formation de......................... »
  Les oreilles bouchées ! A croire qu'elle n'entend pas le vacarme qui m'environne. Les chers trésors ont vraiment décidé de me faire payer le temps que je passe au téléphone avec une amie au lieu de le consacrer intégralement à leurs petites personnes. Je n'ai toujours rien saisi, mais j'hésite à reposer la question. Noémie n'a pas l'air de comprendre encore tout à fait la difficulté, elle verra bien quand son bébé aura grandi. En attendant, je déclare forfait :
- « Ah, oui, ah, très bien, très intéressant cette formation, Noémie. »
  Autant vous dire que j'appréhende un peu le prochain coup de fil. « Au fait, ta formation, Noémie, rappelle-moi...? »

lundi 5 décembre 2011

Une soirée par procuration

  Vous vous souvenez peut-être de nos anciens voisins que les jeux de nos enfants empêchaient de dormir après huit heures du matin ? Eh bien ils ont pris la meilleure décision qui soit, ils sont partis chercher sous d'autres cieux, ou sous d'autres plafonds, un environnement sonore plus à leur convenance. Et depuis peu, de nouveaux occupants ont pris possession de l'appartement situé juste sous le nôtre, ce dont nous nous sommes rendu compte à la vue du camion de déménagement ainsi que du paillasson à l'effigie d'une grosse vache nommée Marguerite qui a pris place devant leur porte.
  Samedi soir nous avons été invités à leur pendaison de crémaillère. En fait non, nous n'étions pas conviés. Mais de dix neuf heures à deux heures du matin, à condition de fermer les yeux, je vous assure que nous pouvions nous croire en plein milieu de la fête.
  Remarquez, nous étions prévenus. Il y a quelques jours, nos voisins ont glissé dans toutes les boîtes aux lettres de l'immeuble un message imprimé expliquant qu'il risquerait d'y avoir un peu de bruit samedi, mais que nous ne devions pas hésiter à le leur signaler si cela était très gênant, et que nous étions « la bienvenue pour prendre l'apéro ». Sic.
  A dix-neuf heures, la musique a commencé à se faire entendre. Pas mal choisie, d'ailleurs, pas trop fort. Suffisamment tout de même pour que nous reconnaissions les morceaux et distinguions les paroles. Les mots bleus, Je suis tombé en esclavage : un peu rétro, mais pas déplaisant. Une heure plus tard, le son a monté d'un cran. Et surtout, j'imagine que les invités avaient déjà dû faire honneur à l'apéritif servi par nos voisins, parce qu'ils se sont tous mis à chanter d'une seule voix.
« Terre brûlée au vent des landes de pierre, autour des lacs, c'est pour les vivants un peu d'enfer, le Connemara... »
  Ça rappelle des souvenirs, tout ça. Je me surprends à fredonner avec eux.
« La Pitchouli, la pitchouli, le rendez-vous de tous les basques du pays ! »
  On a quitté l'Irlande, tiens, mais là encore ça évoque des souvenirs. Les voix sont très fortes, et de temps en temps on entend de gros bruits sourds qui viennent donner le rythme : des chaises frappant sur le plancher ? Il y a de l'ambiance, certainement plus qu'à notre soirée de la veille, ça me donnerait presque envie de descendre prendre un verre, seule, puisque Monsieur n'est pas invité.
  Mais il est l'heure de coucher les enfants. Je me rends compte que le bruit est deux fois plus fort dans leur chambre, les précédents voisins m'avaient bien dit que leur salle de séjour donnait juste en dessous. En effet. La pitchouli n'est peut-être pas la meilleure des berceuses... je borde les enfants avec un peu d'appréhension. « Oui, les voisins font un peu de bruit, mais ça ne va pas durer, bonne nuit » – il faut savoir travestir quelque peu la vérité.
  J'avais bien tort de m'inquiéter, ils se mettent tous à ronfler en cinq minutes sur fond de « Il est vraiment, il est vraiment, il est vraiment phénoménal na na na nal ! ». Monsieur est bien d'accord avec moi, nous avons eu raison de les habituer à dormir la porte ouverte, sans prendre de précaution particulière pour ne pas faire de bruit.
   Nous passons la soirée tranquillement. Les échos sont de plus en plus forts, les éclats de rire nombreux, mais tant que nous regardons Koh Lanta nous ne sommes pas trop gênés.
  A minuit, l'idée nous vient de nous coucher mais ne semble pas partagée par les fêtards du dessous. Monsieur décide de descendre leur demander de faire moins de bruit. Sur le palier le sol est collant, couvert de confettis ; par la porte des vapeurs d'alcool s'exhalent, il doit y avoir une vingtaine d'invités, rien d'étonnant à ce qu'ils parlent si fort.
  Grâce à cette intervention, le volume sonore de la musique diminue quelque peu. Le bruit des voix, lui, ne faiblit pas. Nous nous prenons tout de même à espérer passer une nuit à peu près normale. Mais cinq minutes plus tard, la musique est à nouveau aussi forte qu'avant – les hôtes ont peut-être du mal à garder le contrôle de la soirée. Impossible de dormir dans ces conditions... nous en sommes quittes pour déplier le canapé lit, dans le salon le vacarme est un peu moins gênant. Pousser les fauteuils, déplier le matelas, faire le lit, à cette heure avancée nous nous en serions passés. J'envie les enfants qui dorment à poings fermés.
« Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire ! »
  En plus ils ont trouvé un anniversaire à fêter. Je me retourne sur mon oreiller, des échos plein les oreilles. Souhaitons que cela ne dure pas jusqu'à quatre heures...
« IL EST DES NOOOOOOTRES, IL A BU SON VERRE COMME LES AU-OOOOOOOOOOOTRES ! C'EST UN IVROOOOOOOOOOOGNE, CA SE VOIT RIEN QU'A SA TROOOOOOOOGNE ! »
  Il fallait bien qu'ils la chantent celle-là. Heureusement, pour l'instant on échappe aux chansons paillardes. Le sommeil ne vient toujours pas. Monsieur, lui, a l'air moins gêné, si j'en juge par les ronflements.
  Comme s'il n'y avait pas déjà assez de bruit...

dimanche 4 décembre 2011

Sortir, c'est mourir un peu

  En général, vous le savez avant même d'appuyer sur la sonnette : vous allez vous ennuyer sérieusement à cette soirée. Vous avez été invité, vous pouvez difficilement refuser, vous avez beau garder mauvais souvenir de la dernière réception et de sa conversation sans relief, vous êtes bien obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et vous voilà devant une porte, avec le quart d'heure de retard réglementaire, une bouteille ou un pot de fleurs en main, le doigt sur la sonnette. Il ne reste qu'à presser le bouton. Et à attendre que la porte s'ouvre.
  Vendredi soir, Monsieur et moi étions reçus. Je ne sais pourquoi, mais c'est toujours avec une pointe d'anxiété que j'attends, dans ces conditions, que la porte s'ouvre. La crainte de s'être trompé de numéro, ou une terreur enfouie depuis l'enfance de voir surgir un monstre effrayant ? Peut-être tout simplement l'appréhension de se demander si l'on a vraiment bien fait d'accepter l'invitation. Et pourtant, j'avais réussi à ne pas filer mes collants, cette fois.
  Le plus souvent, vous êtes fixé assez vite, les cinq premières minutes sont déterminantes. Si, au bout de ce laps de temps, et juste après vous être présenté aux convives inconnus, le seul sujet de conversation abordé est de type professionnel ou immobilier, il n'y a plus de doute possible : vous auriez mieux fait de rester chez vous.
  Avant-hier, en cinq minutes, nous avons parlé industrie agroalimentaire, notariat, et marketing. L'autre invité est un peu agaçant, avec son large sourire et sa grande aisance, il a l'air de tout connaître et il rit un peu fort. Son épouse est plus discrète, mais on la sent aussi assez sûre d'elle. Il se trouve qu'ils sont les précédents propriétaires de la maison de nos hôtes, et à la façon dont ils inspectent le jardin, un peu plus tard, on se demande s'il ne se sentent pas encore chez eux. Je m'assieds tout au fond du canapé en dégustant le reste de bouteille de bière qui m'a été servie, en cherchant à quel moment glisser un « oh ? » intéressé ou un sourire entendu.
  Je me rends compte que je n'ai pas mémorisé les prénoms : c'est toujours pareil, j'ai plutôt une bonne mémoire, mais, chaque fois, elle me fait cruellement défaut juste au moment des présentations. Julie ? Aurélie ? Le trou noir complet.
  Trois quarts d'heures plus tard, le sujet « comment lutter contre les absences injustifiées en milieu professionnel » étant épuisé, quelques questions personnelles sont échangées le temps de trouver un nouveau thème de discussion. Vous avez des enfants ? Vous habitez où ? La pause est de courte durée, on enchaîne maintenant sur les difficultés de stationnement dans le quartier et les tarifs de la fourrière.
  Heureusement nos hôtes ne nous resservent pas à boire, et comme il n'y a pas d'entrée, on peut espérer ne pas rentrer trop tard. Passer une soirée en demi-teinte et en plus être fatigué le lendemain, c'est beaucoup pour un seul week-end.
  Comme cela arrive de temps en temps, la soirée réserve tout de même une surprise qui me fait sortir quelque peu de ma torpeur : vous savez, ce genre de coïncidence inattendue qui surgit tout à coup au détour de la conversation. « Alors tu es le cousin d'Antoine ? » – un ancien ami du temps où je fréquentais Élise. Et toute la tablée de s'exclamer que vraiment, le monde est petit.
  On se met à parler voyages. « Tu as fait la Thaïlande ? » ; « On va faire la Bavière en janvier » – je crois que nos vacances en Normandie n'épateront personne. Puis on se demande le programme de chacun pour les fêtes de fin d'année. A la réflexion, en fait, il me semble que personne n'a pensé à s'enquérir du nôtre. Avec un soupir, je me surprends à penser que Maxime avait raison.
  Le dessert est terminé, on peut se réjouir : la digestion sera facile, le dîner était loin d'être lourd. Un café est servi dans le salon, on discute aérobic et squash, troubles du voisinage. Les tasses se vident, on approche de minuit, il sera bientôt possible de s'éclipser sans paraître grossier. D'ailleurs le cousin d'Antoine lance le mouvement, bientôt nous sommes tous debout, la distribution des manteaux et écharpes commence.
  La porte se ferme derrière nous – « Merci pour cette sympathique soirée ! » – et, trois heures plus tard, nous voici à nouveau dans la rue. Il fait froid, il est tard, mais je n'ai pas perdu mon temps : j'aurais au moins appris combien coûtent un pneu neige et un aller-retour en train couchette pour les Arcs.