dimanche 8 janvier 2012

Meilleurs vœux

  Souvenez-vous, il y six mois, je vous avais raconté le suicide virtuel de Guillaume, et à cette occasion je vous avais promis de vous parler de Mathieu.

  Mathieu est un des amis que je me suis faits au cours de mes études supérieures. Âgé d'un an de plus que moi, il avait intégré notre école et sa résidence d'étudiants un an avant moi. Nous avions beau disposer d'une cafétéria, de salles de sport, et d'un grand nombre de distractions et de soirées, il avait gardé de ses deux années de classes préparatoires en internat un souvenir tellement sublime qu'il mit des mois à commencer à apprécier ses nouvelles conditions de vie. C'est ainsi qu'il ne s'était fait aucun nouvel ami parmi les deux cents membres de sa promotion, se contentant de fréquenter deux ou trois anciens camarades de lycée plus amateurs comme lui de bachotage et de révisions que de pichets de bière ou de piste de danse.

  En deuxième année, il décida de rattraper le temps perdu et se mit à sortir davantage de sa petite chambre d'étudiant. C'est dans ces nouvelles dispositions d'esprit que j'ai fait sa connaissance au sein d'un club de l'école, et sur les banquettes crevées de la cafétéria où il se plaisait à discuter avec ses nouveaux amis. Il aimait parler de ses lectures, car l'éducation sérieuse qu'il avait reçue de ses parents, ingénieurs tous les deux, et des différents lycées privés réputés qu'il avait fréquentés n'avait pas éteint son goût pour la littérature et la poésie ; sa façon de voir les choses ne manquait pas d'une certaine élévation et d'une certaine indépendance.

  Mais le rêve le plus cher de Mathieu, vers lequel toute son éducation avait tendu, restait d'intégrer une prestigieuse université américaine, et c'est ce qu'il parvint à faire l'année suivante au prix d'un labeur acharné et d'un lourd emprunt étudiant.

  Depuis les États-Unis, pendant plusieurs années, Mathieu écrivait régulièrement de longs mails détaillés. Comme avant sur les banquettes de la cafétéria, il parlait de ses études, puis de son travail dans le conseil, de ses voyages et de ses lectures. Il aimait se référer à nos souvenirs communs d'étudiants, ce qui me faisait plaisir, mais j'aurais apprécié de temps en temps qu'il fasse également allusion aux circonstances présentes. Je me demandais souvent s'il n'avait pas oublié que j'étais mariée, et que j'avais des enfants : je n'ai pourtant jamais manqué de lui faire part de leur naissance, et quant à mon mari, Mathieu le connait très bien.

  Et puis facebook est arrivé. Mathieu s'est inscrit parmi les tout premiers, et son enthousiasme pour ce réseau social fut tel qu'il ne correspondit plus avec ses proches que par cet intermédiaire. Malheureusement, j'ai mis longtemps à vaincre mes réticences et à y créer moi-même un compte, et pendant des mois je me suis demandé pour quelle raison Mathieu ne donnait plus signe de vie.

  Tout s'est arrangé lorsque j'ai débarqué à mon tour sur facebook. J'ai pu rattraper mon retard et prendre connaissance du profil qu'il y exposait aux yeux de tous. Je ne m'attendais pas à découvrir l'élégante initiale qu'il glisse entre son prénom et son nom : « Mathieu R.  Xxxx », la liste sans fin de ses 527 amis, l'application consistant à épingler sur un planisphère tous les pays qu'il a visités, et enfin, ses albums photos consacrés à ses voyages bien-sûr, mais aussi aux différents restaurants étoilés qu'il lui est donné de fréquenter, et à sa collection de stylos plumes de luxe.

  Difficile de faire le lien entre ce profil un peu factice aux statuts abondamment renouvelés et l'ami que j'avais connu quelques années auparavant. Sous la surface sans cesse actualisée de son mur, rien ne transparait jamais d'un peu personnel, et je préférais les mails plus naturels que Mathieu prenait le temps de rédiger auparavant.

  Une seule occasion s'est présentée depuis d'échanger une vraie correspondance. Il y a deux ans un de ses frères s'est trouvé quelques jours entre la vie et la mort. Mathieu m'envoya un mail bouleversé. L'ombre de la mort donne à l'existence un tout autre relief, surtout lorsqu'elle menace une vie encore très jeune... Heureusement, la guérison du malade fut totale, et les choses reprirent leur cours à l'identique pour Mathieu.

  Depuis, plus de nouvelles. Hormis, comme chaque année, un mail de vœux adressé à tous ses proches, que j'ai reçu hier. Un mail envoyé à l'intégralité de son carnet d'adresse, rédigé en anglais quellle que soit la langue maternelle de ses destinataires, présentant ses vœux en quelques mots remarquables de concision à la toute fin du texte.

  Surtout, j'ai eu la joie d'y trouver un résumé de son année 2011. L'équivalent d'un condensé de ses statuts facebook, présentant, dans une « liste à puce » claire et ordonnée, les faits saillants de l'année :

  • J'ai voyagé dans 4 nouveaux pays sur 3 continents,

  • j'ai mangé du crocodile au Viet-Nam,

  • j'ai visité la ville la plus au nord de la planète, en Norvège,

  • je suis devenu un inconditionnel d'Apple et j'ai acheté mon premier Mac : je l'adore,

  • je suis toujours aussi inconditionnel de Los Angeles : deux voyages en un an depuis l'autre bout du monde,

  • j'ai dîné dans deux restaurants deux étoiles et un restaurant trois étoiles.

  Suivent les quatre photos-montages de vacances aux quatre coins du monde, la signature, et enfin, en guise de devise, une citation du fondateur d'Apple, Steve Jobs, dont Mathieu, comme tant d'autres, a pleuré la mort en octobre dernier.

« Stay hungry. Stay foolish »**

  Je me suis soudain souvenue qu'il y a six ans, Mathieu avait choisi pour clore ses mails une citation de Saint Ignace de Loyola :

« En todo, amar y servir »*

  Au panthéon de Mathieu, les dieux se suivent et ne se ressemblent pas.


 

 

 

* « Soyez insatiable. Soyez fou »

** « En tout, aimer et servir »

5 commentaires:

  1. j'ai aussi ce genre "d'amis".. où j'en apprends plus sur leur vie en regardant leur twitter ou leur FB que dans de potentiels conversations... Mais Mathieu sinon il a une femme et des enfants? il a construit une vie ?

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  2. Il a l'air d'avoir atteint le point d'épanouissement ultime en tout cas...

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  3. Hum, cela m'inspire surtout que chacun prend un chemin différent... et que chacun a le droit de mener sa vie comme il l'entend. D'après ce que tu écris, Matthieu a réussi a résliser son rêve de partir aux USA, de construire une vie là-bas, et je trouve ça plutôt chouette pour lui, puisque c'est ce qu'il voulait...

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  4. Je crois qu'il est bien difficile de juger du bonheur d'autrui, dans un sens comme dans l'autre :-) Quelqu'un peut vivre d'une manière que l'on ne comprend pas, et être heureux... Et vice-versa. Ce que je voulais dire dans mon message précédent, et qui apparemment n'a pas bien été compris, c'est que les gens changent, prennent des directions différentes... et nous aussi ! Et puis, on peut être heureux sans être marié et parent, tu ne crois pas ? ;-)

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  5. <a href="http://5 février 2012 à 17:10

    Parfois, oui, mais pas toujours. Et quand on se perd de vue, il reste toujours les bons souvenirs.

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