jeudi 9 février 2012

Elle qui marche

  Cela fait bientôt dix ans que je la connais, que je la vois marcher, marcher, marcher encore. Quand elle ne marche pas, elle se déplace quand-même, assise dans le métro. Depuis dix ans que je fréquente le quartier et que j'y emprunte les transports en commun je l'aperçois régulièrement, toujours dans le même périmètre assez large, sur une petite dizaine de stations. Elle ne se promène pas, elle ne flâne pas, elle ne se balade pas. Elle avance. Elle marche.

  Je suppose que tout le quartier la connait. On la remarque d'abord pour son allure. Une cinquantaine d'années, peut-être plus, peut-être moins, les cheveux blonds platine, un peu rares, laissés libres et légèrement hirsutes, un visage rude et très émacié, les traits durs, marqués, le menton fort, le regard absent. On est frappé par sa démarche nerveuse et saccadée, automatique, on la croirait montée sur un ressort. Elle avance d'un pas long et rapide, sans jamais regarder autour d'elle, penchée d'un côté, le haut du dos comme déporté sur la gauche, la tête fixée dans le même axe, comme tendue par une force invisible, les yeux baissés, un bras décrivant un large mouvement de balancier tandis que de l'autre main elle tient une cigarette qu'elle porte à sa bouche d'un geste gauche et rapide. Parfois on la voit marmonner silencieusement quelques paroles mystérieuses, le regard toujours fixe et vide. Sa maigreur est effrayante : ses membres ne sont pas plus épais que des baguettes, et l'on s'étonne qu'une silhouette aussi malingre dégage une impression d'énergie si brusque et si intense.

  Il faut l'avoir aperçue deux ou trois fois pour constater qu'elle n'est pas aussi négligée qu'elle semble l'être au premier abord. Quand on s'est suffisamment habitué à son apparence singulière et que l'on a le loisir de détailler son habillement, on constate qu'elle arbore des tenues très colorées et rarement assorties mais neuves, et sans doute de bonne facture. Ses ongles sont toujours vernis de couleurs vives, elle porte un rouge à lèvres voyant et souvent quelques accessoires inattendus, dernière touche insolite à son extravagante silhouette : des mitaines multicolores, un sac à main brillant, un bijou clinquant.

  Qui est-elle, comment vit-elle, depuis combien de temps est-elle mue par cette folie déambulatrice qui la pousse sans répit droit devant elle ? Elle est une ombre, une ombre dans la ville, une ombre étrange et bariolée qui ne cesse d'avancer, décidée mais sans but, un élément instable qui suit sa propre trajectoire insensée au beau milieu du flux rapide et organisé de la circulation.

2 commentaires:

  1. <a href="http://9 février 2012 à 19:36

    Je me souviens bien. Elle avait une allure plus banale, mais quelle marcheuse !

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  2. Trouveras-tu le courage de l'interpeller...? Ou bien le mystère n'est-il pas plus séduisant ? J'avais écrit une histoire il y a environ 18 mois sur un inconnu que je vois tous les jours et qui m'intrigue. C'est le papa d'une des camarades de ma grande fille, elles sont dans la même classe. Je n'ai toujours pas osé l'aborder... mais je me rapproche.

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