mardi 24 avril 2012

Une vie extraordinairement banale

  Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j'ai beau être bien persuadée de mener une vie tout à fait banale, il me reste toujours à l'esprit comme l'étrange et irréductible conviction que mon existence suit un cours exceptionnel bien éloigné du cours normal de celle de mes contemporains.

  Par exemple, on ne pourrait faire un roman de la façon extrêmement banale dont j'ai rencontré mon mari. Deux personnes qui font connaissance au cours de leurs études, dans le cadre de leur profession, ou chez des amis communs, quoi de moins exceptionnel ? Elles se présentent l'une à l'autre, s'apprécient, se trouvent mutuellement, pour d'obscures raisons, un je ne sais quoi que les autres n'ont pas, se fréquentent, et, au bout d'un moment, décident de se marier. Et pourtant, reste cette dérisoire impression d'inédit et d'exception.

  Le jour de leur mariage, elles réunissent leurs proches et leurs amis lors d'une journée parfaitement conventionnelle. Cérémonie, échange des consentements, bouquet et petits fours, coktail, discours, table d'honneur et pièce montée : au même moment le même jour, des centaines d'autres mariées en robes blanches ouvrent le bal au bras de centaines de jeunes époux portant uniformément un costume trois pièces et une perle piquée dans la lavallière. Et malgré cela, le jour de leurs noces reste gravé dans leur souvenir comme un jour unique et à jamais inégalé.

  De même, chaque année je conduis mes enfants chez un médecin qui me confirme que leur courbe de croissance et leur développement suivent parfaitement les normes. Et pourtant je me surprends parfois à admirer l'un de mes rejetons en m'exclamant, par exemple, intérieurement : « C'est vraiment extraordinaire comme il pousse son petit train en disant tchou tchou ! ». Des milliers d'enfants dans le monde sont probablement en train de jouer au train en disant tchou tchou, mais chacun de leurs parents les regarde avec la même conviction que, vraiment, le leur est différent des autres, et promis à une destinée meilleure que les autres.

  D'ailleurs le phénomène remonte souvent à leur naissance. Ce même jour, des centaines de nouveaux-nés aux poings serrés et aux yeux bleus ont poussé leur premier cri, revêtu leur premier pyjama et reçu leurs premiers soins, et le même jour des centaines de parents s'en sont émus comme d'un miracle absolument inédit, recevant avec bonheur les félicitations attendries de leurs proches pour la naissance d'un individu qui passera totalement inaperçu parmi la masse de ses contemporains tout le reste de sa vie.

  Il en est de même dans beaucoup d'autres domaines. Votre chef est le pire qu'on puisse imaginer, vos amis les meilleurs dont on puisse rêver, vos déceptions amicales ou sentimentales les plus douloureuses qui aient jamais été vécues, votre chien le plus affectueux des animaux de compagnie, vos vacances les plus réussies qu'on puisse imaginer.

  Pourquoi devons-nous malgré l'évidence nous défendre contre le sentiment fugace et persistant que notre existence suit un cours tout à fait extraordinaire ? Est-ce un leurre nécessaire que la nature inscrit en nous pour soutenir notre instinct de survie au milieu d'un monde indifférent ? Est-ce le fait que nous ne disposons que d'une seule vie, et que par conséquent, tout ce qui nous arrive prend à nos yeux un caractère exceptionnel que nous étendons à tort à tout le genre humain ?

  Ou bien est-ce que notre vie, aussi anonyme et modeste soit-elle, serait réellement une pièce irremplaçable et essentielle à l'ordonnancement du monde ?

  Quoi qu'il en soit, j'aurais tendance à penser que ce sentiment, réfractaire à tout raisonnement, est partagé par beaucoup. Je serais curieuse de savoir ce qu'en pensent les extraordinaires lecteurs de ce blog...

9 commentaires:

  1. Moi aussi j'ai toujours eu le sentiment qu'il m'arrivait des trucs extraordinaires, mais, contrairement aux autres, je pense que ça s'explique par le fait que JE suis extraordinaire... Voilou !

    RépondreSupprimer
  2. Mais MA vie est réellement EXTRAORDINAIRE. Pourquoi donc ne le clamé-je pas à tous vents ? Pour ne pas faire de peine à ceux qui ont une vie morne, triste, pitoyable et désolante.

    RépondreSupprimer
  3. ce que tu écris est tout à fait mon ressenti! comme quoi rien d'extraordinaire dans nos pensées... Mais nos ressentis individuels et notre envie de nous émerveiller est primordial, car c'est comme ça qu'on a envie d'avancer!

    RépondreSupprimer
  4. En tout cas cet article et ce blog sont, définitivement, nettement au-dessus de la moyenne !

    RépondreSupprimer
  5. Je présume que ce que tu décris est extraordinaire ; avoir une vie "normale" est si rare de nos jours...

    RépondreSupprimer
  6. SI j'avais su, j'aurais fait une intervention hier, parce que du coup je tombe juste après Schopenhauer. Ton billet, Albane, est extraordinairement juste. Je pense que tout cela à à voir avec l'orgueil. Des envies de dissertation naissent maintenant en moi pour étoffer mon propos, mais je vais, pour l'instant, les taire.

    RépondreSupprimer
  7. Je pense que la vie serait tout simplement insupportable si l'on n'était pas persuadé de vivre un truc un peu hors du commun... On en serait tous à se tirer une balle dans la tête avec Schopenhauer !

    RépondreSupprimer
  8. <a href="http://30 avril 2012 à 01:06

    Il suffit d'ouvrir les yeux !

    RépondreSupprimer

Banal ou pas, laissez un commentaire !