lundi 26 novembre 2012

Solidarité conjugale

  Il y a un usage auquel il est de bon ton de se conformer en société, c'est celui qui consiste à ne pas dire de mal de son conjoint devant des tiers, et de garder pour soi les reproches éventuellement nombreux que l'on peut avoir à lui formuler en privé. « Il est incapable de changer la litière du cochon d'Inde, je ne le supporte plus ! » ; « Elle passe des heures à bloguer, c'est fou comme elle perd son temps ! » : ces doléances ne regardent que les intéressés et risquent de mettre mal à l'aise les interlocuteur mis dans la confidence.

  A la rigueur il est possible de se laisser aller à l'évocation des microscopiques défauts de son conjoint, à condition si possible de lui lancer au même moment un regard attendri et complice, ce qui, loin de nuire à son image, mettra en valeur ses nombreuses autres qualités ainsi que l'harmonie parfaite qui règne dans le ménage : « Tu te souviens, mon cœur, de cette omelette que tu avais complètement ratée ? Heureusement ta pièce montée de macarons goyave-chocolat était sublime. » ; « C'est ennuyeux, mon mari ne se tient absolument pas au courant de l'actualité people, il préfère lire Shakespeare dans le texte ».

  Certains iront jusqu'à chanter carrément les louanges de leur moitié, non sans s'imaginer que l'effet produit par ces éloges rejaillira en partie sur eux : « Mon mari a une vocation d'architecte (il a repeint les WC) » ; « Chérie, toi qui t'y connais tellement en botanique, tu peux nous dire comment s'appelle cette fleur ? - Une pâquerette. ».

  C'est en tout cas ainsi que je voyais les choses, jusqu'à ce que Béatrice, la maman de Jeanne, dont je vous ai déjà parlé, me démontre que tout cela ne va pas de soi. Laissez-moi vous raconter.

  Nous avons été invités dernièrement à goûter dans la nouvelle maison des parents de Jeanne. Nous avons dégusté une bonne brioche et une tasse de café pendant qu'ils évoquaient leur récent achat immobilier sur le bon coin et le déroulement de leur déménagement.

- Tu as compté, Philippe, il y avait au moins trente cartons, rien que pour mes livres ! 

  Béatrice est conservatrice à la Bibliothèque Nationale de France, à Paris. Elle vient de réaliser une exposition de céramiques grecques antiques et d'en faire éditer le catalogue. Philippe, lui, dirige un service commercial, il supervise l'ouverture de centres Carglass dans les pays de l'Est.

  Tandis que Philippe invite mon mari à le suivre au garage pour lui montrer son scooter, Béatrice me fait visiter son bureau.

- C'est là que je travaille, parfois jusqu'à deux heures du matin.

  De retour au salon, je constate par la baie vitrée que nos maris font le tour du jardin où Philippe passe en revue les plates-bandes.

Boum.

  Je sursaute. Béatrice, arrivée par derrière, vient de faire tomber un énorme pavé devant moi sur la table basse.

- Voilà le catalogue que j'ai publié !

  Je feuillette l'ouvrage richement illustré, Béatrice jette à son tour un coup d’œil au jardin.

- J'ai toujours pensé que j'épouserais quelqu'un qui aurait fait le même genre d'études que moi, et qui travaillerait dans le même domaine, la littérature, l'art... Et puis finalement... pas du tout.

  Béatrice se ressert une tasse de café et continue, en jetant à travers la vitre un regard affectueux à son mari :

- Philippe n'a aucune culture générale !

  Devant ce manquement évident à la règle qui consiste à ne pas dire trop de mal de son conjoint devant autrui, je me suis sentie assez mal à l'aise : pour Philippe d'abord... et pour moi. Je n'en ai rien dit à Béatrice, mais je n'y connais strictement rien en céramiques grecques.

8 commentaires:

  1. Philippe s'est marié avec une sacrée tannée ! Elle balance du lourd Béa !

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  2. Quel est le premier réflexe d'un bon nombre de personnes pour se rendre intéressant ? Dénigrer, calomnier, mépriser, humilier son prochain. La grande classe, Béa ; je te suggère de relire les philosophes grecs, notamment les chapitres sur la modestie et sur la tolérance : jusqu'à deux heures du matin (au moins).

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  3. Elle est chelou la Béa non ? En fait on pourrait croire qu'elle parlait un peu toute seule, genre dans sa barbe non ? Parce que merde...pauvre philippe quoi... ps: j'arrive ici par hasard et j'aime bien...

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  4. Tu ne connais peut-être rien aux céramiques grecques, mais par contre tu es très forte en relation conjugale... chacun son domaine, non ?

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  5. Sacré Philippe, il a remporté le gros lot sans remplir les conditions contractuelles !

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  6. Elle l'aime juste pour lui-même, c'est si beau... (excellent article soit dit en passant !)

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  7. Je rejoins Ginger : très bon article! Je suis contente d'apprendre que tu ne t'y connais pas en céramiques antiques, si je te vois, je ne me mettrai pas à t'en parler pendant des jours.

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  8. Délicat équilibre entre la discrétion et la sincérité... A bientôt !

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