Je ne prétends pas que mes enfants soient exceptionnels (comme tout parent, je dois me défendre contre cette
idée fausse hélas trop naturelle), mais, l'autre soir, en l'espace de quelques heures, mon fils aîné est devenu le héros de l'école.
Comme pour tous les héros, cela lui est tombé dessus malgré lui, plutôt comme une malédiction que comme un privilège, dans la douleur et dans les larmes, dans la solitude et l'affliction, un peu comme quand Superman découvre qu'il vient de la planète Krypton et qu'il ne sera jamais semblable aux autres hommes, ou quand Peter Parker se fait piquer par l'araignée mutante qui le transformera en Spiderman.
Pourtant, quelle gloire dès le lendemain dans son école ! Pas de Une tapageuse au Daily Planet ou au journal de 20 heures, mais le récit s'est propagé comme une traînée de poudre dans la petite école que fréquentent mes enfants. « C'est vrai ce qu'il a fait Xxxx ? » m'a demandé, pleine d'admiration, la jeune Aglaé qui pourtant n'a peur de rien ni de personne. La grand-mère qui, à côté de moi, venait chercher ses enfants, a failli s'évanouir d'effroi quand elle a entendu ma réponse affirmative et m'a lancé un regard horrifié. « J'ai appris ce qui s'est passé hier pour ton fils ! » se sont exclamées aussi une dizaine de mamans de ma connaissances, informées par leurs propres enfants. Quant aux enseignants et au personnel de l'école, beaucoup m'ont demandé des détails sur l'événement, et la directrice elle-même est venue dans la classe de mon fils aîné pour en faire le commentaire officiel.
L'héroïsme est toujours mal compris et mal jugé. L'opprobre tombe sur le héros dont le comportement admirable, mais incontrôlable, suscite la peur et l'inquiétude. Moi-même, en tant que mère, je préfèrerais qu'un tel épisode reste isolé, et des mesures ont été prises dans l'école pour qu'il ne se répète pas. Les parents prennent soin de tenir leur progéniture par la main ou sous leur regard, avec plus de vigilance qu'auparavant. Dans le regard de la directrice, à la porte de l'école, à l'heure de la sortie des classes, je note comme une lueur inquiète qui me rappelle le visage figé d'anxiété que le comportement de mon fils avait causé le soir de ses exploits.
Tout s'était passé en moins de temps qu'il n'en faut à Spiderman pour bondir d'un gratte-ciel à un autre. J'étais en train de discuter, l'espace de deux minutes, avec une amie, dans la cour de l'école, quand j'ai réalisé que mon fils aîné, âgé de six ans, avait disparu. Je l'ai cherché des yeux dans la cour, puis dans les bâtiments (il n'avait pas pu sortir puisque la directrice veille à ce que les enfants ne quittent pas l'école seuls) puis dans la cour à nouveau, puis dans sa classe (et quand bien même la directrice l'aurait laissé sortir, il ne lui serait pas venu à l'esprit de rentrer seul à la maison) puis aux toilettes des CP, puis à l'étude, puis dans la cour encore. J'ai alerté la directrice, les parents que je voyais encore dans l'école, les enseignants, nous avons refait le tour de l'école. Quinze minutes étaient passées et il restait introuvable.
La directrice a pris sa voiture pour quadriller le quartier, je suis rentrée en direction de la maison, franchissant au pas de course les six cents mètres qui la séparent de l'école, traversant l'immense boulevard où les voitures roulent à soixante à l'heure, les rues passantes et les couloirs de bus, parcourant les ruelles étroites et désertes qui mènent à notre résidence et où tant de choses pourraient arriver à un enfant perdu et seul.
Je suis arrivée à la maison. Mon fils y était arrivé quelques minutes avant moi. En larmes et le cœur battant, m'ayant perdue de vue dans la cour de l'école, ayant échappé au contrôle de la directrice à la porte de l'établissement, persuadé que j'étais rentrée sans l'attendre (ce qui m'arrive rarement, je vous assure) – mais s'arrêtant aux feux, traversant aux passages piétons et arrivant finalement, sans encombre, au domicile familial.
Les plus grands événements sombrent dans l'oubli et celui-ci ne manque pas à la règle. Mon fils a repris sa place à côté de moi sur le chemin de l'école où il obéit docilement à mes injonctions, et plus personne ne songe à évoquer la soirée où il est rentré seul à la maison.
Une seule personne, pourtant, en subira, je crois, les effets collatéraux jusqu'au début du mois de juillet : mon fils cadet, dont la maîtresse, échaudée par l'histoire de son frère aîné, lui répète chaque jour, et plusieurs fois par jour, qu'il ne doit surtout pas partir sans sa maman.
Après tout, ces choses-là sont peut-être génétiques...
