mardi 12 juin 2012

Ma journée glucose

  Il y a quelques semaines, j'ai eu la chance de tirer le numéro gagnant. Par malheur il ne s'agissait pas du loto, mais d'une simple prise de sang : je suis tombée pile à la limite qui fait de moi une femme enceinte atteinte de diabète gestationnel. Comble d'ironie, les seuils ayant été abaissés il y peu, j'aurais été considérée en bonne santé il y a deux ans – mais telle est la magie de l'arbitraire médical.

  J'ai donc eu l'honneur d'être convoquée pour une journée entière à passer à l'hôpital, et c'est hier que je m'y suis rendue dans la plus grande allégresse. J'étais attendue, ainsi que huit autres femmes enceintes, pour une séance « d'éducation thérapeutique », ainsi que le décrivait le programme reçu par courrier.

  Après une petite prise de sang de routine, une infirmière qui se présente en souriant nous emmène en troupeau jusqu'au bout d'un des couloirs de l'immense établissement. Nous avons le temps d'admirer les riantes affiches « Dextro en fête » ou « Fête des diabétiques qui bougent », et de croiser quelques malades transportés en brancard.

- Vous pouvez venir une par une, n'hésitez pas à enlever vos chaussures.

  L'infirmière nous fait passer chacune sur une balance constituée d'une immense plate-forme d'un mètre sur un mètre. L'espace d'un instant, il me semble comprendre ce que peut ressentir une vache qu'on prépare pour un concours agricole.

  Nous voici maintenant réunies dans la salle « d'éducation » du quatrième étage. Comme dans tout hôpital qui se respecte, la température atteint trente-cinq degrés environ, la journée promet d'être longue.

  Pour nous occuper en attendant le début des interventions, nous disposons d'un dossier rempli de questionnaires auxquels il nous est demandé de répondre. De jolies petites illustrations pédagogiques embellissent un texte écrit dans plusieurs couleurs vives, il faut cocher des cases, éviter les pièges – du genre : « Buvez-vous beaucoup d'alcool ? ». En plus des questions strictement médicales, je trouve des interrogations plus surprenantes :

- Êtes-vous bien dans votre vie ?

- Vous trouvez-vous trop grosse ?

- Vous sentez-vous bien dans votre couple ?

  Je décide discrétionnairement de m'abstenir de répondre. Le corps médical restera dans l'ignorance de mes réponses à ces questions.

  Une infirmière, un médecin et une diététicienne se succèdent auprès de nous. Si nous n'avions pas encore compris que nous étions convoquées pour être « éduquées », nous ne pouvons plus l'ignorer davantage. Tandis que le médecin s'adresse à nous d'une voix sucrée, j'ai soudainement l'impression de revenir en maternelle quand nous étions assis sur un tapis autour d'une enseignante souriante et pédagogue.

- Alors, le diabète gestationnel, qu'est-ce que c'est ? Le diabète d'abord, quelqu'un peut me dire ? Et gestationnel, qu'est-ce que ça veut dire, quelqu'un sait ?

  Heureusement les bonnes élèves ne manquent pas et lèvent le doigt. Même Lucie, qui attend son deuxième enfant, le regard un peu éteint, fait du zèle malgré un léger défaut de prononciation.

- Ben moi pour mon premier zenfant ze devais pas boire de zus d'orange.

  Par la suite nous sommes reçues une par une par le médecin et la diététicienne. Le médecin me demande quelle couleur je souhaite pour mon appareil à prendre ma glycémie à domicile.

- Rose, noir ou vert ? Non, parce que vous allez être embêtée avec ça pendant plusieurs semaines, alors autant y trouver un peu de plaisir.

  C'est fou comme je me sens d'un coup plus heureuse.

  Ce sentiment persiste tout au long du déjeuner servi dans la fameuse salle d'éducation. Autour des plateaux-repas froids (« On est passé en repas d'été », nous explique l'infirmière), la conversation s'instaure entre les parturientes.

- Moi mon mari, depuis le début de ma grossesse je ne le supporte plus. Je lui ai dit : si tu veux divorcer, je suis d'accord. C'est les hormones, ça.

- Fais attention, quand on en a contre quelqu'un pendant sa grossesse, il paraît que le bébé lui ressemble. Moi je me disputais tout le temps avec mon mari, résultat, ma fille lui ressemble.

- Oh bah j'espère pas, moi récemment j'ai failli tuer mon patron, j'en pouvais plus, une fois je l'ai poursuivi avec un couteau dans la boulangerie, j'espère que le bébé ne va pas lui ressembler !

- Non, ça ne marche qu'avec les membres de la famille, si c'est ton patron il n'y a pas de raison.

  Petit tour de table sur le nombre des enfants que nous avons déjà.

- J'ai trois garçons, dis-je.

- J'aime pas les garçons, répond la boulangère. D'ailleurs je n'ai que des filles, je préfère.

  S'en suit une série de considérations financières.

- J'ai une aide ménagère, explique Stéphanie, qui attend des jumeaux pour la deuxième fois, par contre ce n'est pas pris en charge en totalité, il faut quand-même payer, soupire-t-elle.

- C'est n'importe quoi, ça ! s'indigne ma voisine de gauche.

- Et le congé maternité, il paraît qu'on est payé un peu moins que son salaire habituel, ajoute la première.

- C'est pas normal, ça, je trouve, quelque part c'est un peu discriminatoire.

- Oh, z'ai oublié mon zac dans l'autre zalle, conclut Lucie avec à propos.

  Nous passons un dernier examen médical, avant l'ultime étape de la journée : une séance d'activité physique, « pour nous apprendre comment faire de l'exercice pendant la grossesse. On va surtout faire bouger les bras », explique l'infirmière.

  Je sens que j'ai atteint mon seuil de tolérance. Je fais mine de décrocher mon téléphone.

- Je suis vraiment désolée, mais j'ai un enfant qui a 40 de fièvre, il faut absolument que je rentre chez moi...

  Le médecin m'autorise généreusement à partir une heure avant les autres. Je prends mes cliques et mes claques et en retrouvant mon chemin je me sens comme un prisonnier qui se serait échappé de sa cellule. Le club des gros ventres qui agite les bras, ce sera sans moi ; j'attendrai d'être clouée à un fauteuil roulant dans une maison de retraite pour participer à ce genre d'activité.

  En attendant le métro je ressens une énorme lassitude et une irrépressible envie de chocolat. Je n'ai plus qu'une chose en tête : expérimenter les vertus cathartiques et thérapeutiques de l'écriture d'un billet sur mon blog...

8 commentaires:

  1. C'est très beau, il faut toujours savoir se réunir pour surmonter ses problèmes ensemble, l'union fait la force !

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  2. Je savais que tu passerais une merveilleuse journée, tu me donnes envie, vraiment.

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  3. J'aimerais, une fraction de seconde, être une femme enceinte pour écrire aussi bien. Du coup, je me contente d'agiter les bras...

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  4. Et tu as gardé contact avec les autres futures mamans ?

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  5. C'est à cause du cone à la pistache !!!heureusement que je ne suis pas enceinte aujourd'hui ...j'aurais explosé les scores déjà qu'il y a 10 ans ce n'etait pas mal !!!il faut dire qu'enceinte je ne me refusais rien !!!enfin si no alcool ni café alors je me rattrappais sur le glucose .

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  6. Quelle journée ! Je ne t'envie pas. J'ai toujours pu fuir ce genre d'endroit sordide. Ton coup de fil me fait penser à mon mari qui a souvent eu des enfants malades, une femme trop fatiguée, une famille explosive... Lorsque j'apprends ce genre de chose, je fais mine d'être très fatiguée, et surtout je ne détrompe pas l'interlocuteur !

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  7. la grande question est: tu as choisi rose, vert ou noir? Plus sérieusement, je trouve cette journée d'éducation bien infantilisante! Ils prendraient pas un peu les femmes enceintes pour des femmes un peu décérébrées?

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  8. <a href="http://14 juin 2012 à 17:16

    Je crois qu'hélas les médecins ne se rendent pas compte de l'effet produit. Cela doit être le cadet de leurs soucis.

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